Rester un contre-pouvoir

Pierre Micheletti, président de Médecins du monde, publie une critique politique du mouvement humanitaire. Selon lui, ses membres relaient
le choc des civilisations au lieu de faire évoluer les représentations.

Ingrid Merckx  • 25 septembre 2008 abonné·es

De 1968 à 2008. Quarante ans d’humanitaire. Et plus de la moitié parcourue par Pierre Micheletti. C’est l’occasion pour le président de Médecins du monde de développer une critique politique de la solidarité internationale. Parce que 2008 sonne l’heure de la remise en cause.
Décembre 2004 : le tsunami en Asie déclenche un élan de solidarité tel que les ONG doivent réaffecter les dons. Médecins sans frontières stoppe la collecte, le débat sur le financement des ONG est réactivé. Août 2006 : dix-sept employés d’Action contre la faim sont assassinés au Sri-Lanka, dans leur bureau. Avril 2007 : deux membres de Terre d’enfance sont enlevés en Afghanistan. Octobre 2007 : six membres de l’Arche de Zoé sont arrêtés au Tchad, accusés d’avoir enlevé cent trois enfants qu’ils ont tenté de faire sortir du pays. Mai 2008 : le cyclone Nargis, qui frappe la Birmanie, cause près de 80 000 morts. La junte militaire au pouvoir filtre l’aide internationale, et les ONG françaises débarquent sous l’étiquette de leur gouvernement. Il aurait même été question alors d’un partenariat avec Total. Et puis Irak, Territoires palestiniens, Tchétchénie, Haïti… Tout conduit au même constat : l’humanitaire est en crise. Ses équipes sont plus que jamais exposées, ses missions sont prises dans une confusion gigantesque. Il suscite méfiance, hostilité, violence.

Illustration - Rester un contre-pouvoir

Une partie des 103 enfants du Tchad que l’Arche de Zoé voulait faire venir en France. Coex/AFP

Signes : perte d’indépendance, perte d’identité, confusion des rôles, et donc perte de sens. Diagnostic : Pierre Micheletti fonde l’essentiel de sa critique sur l’ethnocentrisme du mouvement. Les « french doctors » sont des « enfants d’Occident » . Ils exportent leurs valeurs, une manière de concevoir la solidarité, la santé et le soin. Pour le meilleur : l’émergence d’une nouvelle solidarité avec « des mobiles antitotalitaires » . Et le pire : devenir les vecteurs d’un « Occident conquérant et dominateur ». « Partie émergée de la solidarité » , l’action humanitaire a toujours été sous le coup de « mécanismes complexes et imbriqués de plusieurs ordres – politique, stratégique, ethnique, religieux, financier, mafieux… » De « liaisons dangereuses » en somme, entre solidarité et politique, humanitaire et militaire. Dès 1968, au moment de la guerre du Biafra, Pierre Micheletti évoque une ambiguïté originelle liée à deux choses : une manipulation médiatique orchestrée par Bernard Kouchner, qui avait abusivement usé du terme « génocide » à propos des massacres au Nigeria [^2]
, et une synergie entre interpellations médiatiques des humanitaires et intérêt des autorités françaises pour la production pétrolière locale.

Rien de très nouveau. Mais le monde a changé, le poids de l’opinion publique masque les intérêts géostratégiques, le « devoir d’ingérence » est devenu un dogme plutôt qu’une volonté de faire appliquer le droit international, et les humanitaires ont été avant l’heure « les acteurs de la mondialisation ». Nouveaux « croisés », ils se sont faits exportateurs du libéralisme et d’une « civilisation ». L’un des exemples les plus parlants de l’analyse de Pierre Micheletti sur l’humanitaire et le choc des civilisations, est son décryptage de l’affaire « Arche de Zoé » au Tchad. Où il rappelle que les égarements de cette association ont été servis par une thèse réduisant le conflit au Darfour à un combat entre islam radical et islam modéré. Les conséquences ont été désastreuses pour tout le mouvement, révélant une « proximité complice entre le politique et l’humanitaire » . Soit tout le contraire de ce que défend Médecins du monde depuis sa création dans les années 1980, et qu’il résume par « un engagement social, la capacité à faire le lien entre les questions de santé et leurs déterminants politiques, l’approche communautaire du travail de terrain, ainsi qu’une suspicion intuitive à l’égard des stratégies économiques et militaires… »

Sur le mouvement humanitaire, Pierre Micheletti s’attache moins à une critique ciblée qu’à un historique thématique permettant de distinguer des courants dans cet ensemble protéiforme et de revenir sur des points sensibles, comme le rapport à l’argent et aux médias, le « piège » de la lutte contre le sida qui a pu conduire à affaiblir des systèmes de soins locaux, ou la situation humanitaire à Gaza, qui n’a jamais été aussi critique depuis 1967. Mais il ne fait pas l’économie d’un chapitre sur Bernard Kouchner, dont il souligne la « paternité dangereuse » . Selon lui, le fait que l’un des théoriciens du devoir d’ingérence, cofondateur de MSF et de Médecins du monde, ait rejoint l’équipe Sarkozy nourrit « la confusion et [accroît] les dangers auxquels sont confrontés les volontaires français ».
« S’adapter ou renoncer », titre le médecin, à dessein. Si son chapitre sur l’évolution des pratiques est succinct, il prend l’allure d’un plaidoyer pour une éthique de l’humanitaire en déclinant une série de garde-fous : tisser des réseaux locaux, résister aux tentatives de normalisation, plaider pour des actions adaptées et non des prestations de service, comprendre les conflits locaux et distinguer les responsabilités, rendre ses intentions claires, distinguer mission militaire et mission humanitaire, maîtriser l’origine des financements, etc. Surtout : rester un contre-pouvoir, axe central pour Micheletti, qui rappelle : « En 2007, Médecins du monde a lancé une pétition pour alerter l’opinion sur l’instrumentalisation des professionnels de la santé publique qu’opère le gouvernement de Nicolas Sarkozy. » Ou comment rester vigilant « ici et là-bas ».

[^2]: Voir : Médecins sans frontières. La bio, Anna Vallaeys, Fayard, 600 p., 23,75 euros ; et l’Aventure MSF, documentaire en deux parties de Patrick Benquet et Anne Vallaeys, DVD édité par les Éditions Montparnasse, 22 euros.

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