Des cyclades

Bernard Langlois  • 9 octobre 2008 abonné·es

Le chroniqueur, heureux comme Ulysse, revient d’un long voyage.
Pas si long, en fait, et moins mouvementé que celui qui ramena le Rusé à sa Pénélope : mais c’était aussi dans les îles grecques, d’une Cyclade l’autre, et sur un bateau à voile. Avec, au final, une semaine de pérégrinations terrestres dans l’île du Minotaure : débarrassée de son monstre, la Crète ne construit plus de labyrinthe, mais bétonne à tout va hôtels et lotissements pour touristes sur chaque portion de rivage utile ; mieux vaut se réfugier dans ses montagnes et siroter l’ouzo sous les platanes de ses petits villages, encore à l’écart des envahisseurs.
Dont nous sommes, du reste !

Pour les gens de mon âge, qui ont fait leurs « humanités » (comme on ne dit plus guère), quoi de plus évocateur que la Grèce ?
Notre adolescence fut nourrie des fureurs de la guerre de Troie, des règlements de comptes des Atrides, des chamailleries permanentes des hôtes de l’Olympe ; nous ­n’ignorions rien des travaux d’Hercule ni des exploits des Argonautes, conduits par « cestuy là qui conquit la Toison » , et ce d’autant moins que la littérature française n’a cessé, au fil des siècles, d’emprunter au vieil Homère comme aux tragédiens de la Grèce antique. Comment aborder à Naxos, par exemple, sans avoir une pensée émue pour « la fille de Minos et de Pasiphaé » – que Thésée, dit-on, abandonna sur ces rivages après s’être enfui avec elle de Crète – et évoquer un des plus beaux vers du répertoire (Racine, dans Phèdre ) : « Ariane ma sœur de quel amour blessée/vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée… » ? On sait que dans sa précipitation à quitter l’île (la tempête menace), Thésée en oublia de changer la couleur de sa voile, qui resta noire, signe ­d’échec : le vieil Egée son père se jetant alors de désespoir dans la mer qui, depuis, porte son nom…
Enchevêtrement des mythes, de l’Europe antique au Moyen Âge : celui de la voile noire se retrouve, entre autres légendes, dans certaines versions de Tristan et Iseult.

LE COUSIN DE BASILE

Le monde est petit, la Grèce plus encore.
J’avais un condisciple grec, à l’École de journalisme. Il se prénommait Vassilis, on l’appelait donc Basile. Vassilis Alexakis est devenu un écrivain renommé (sa vraie vocation) qui rédige aussi naturellement en français que dans sa langue natale. Il dit dans ses livres comme lui fut douloureux le déracinement quand il débarqua à Lille, solitaire, venant de l’île écrasée de soleil où il passait tous ses étés de gamin : l’extraordinaire Santorin, et son volcan englouti (1650 avant J.-C.), dont on dit qu’elle fut peut-être bien cette mystérieuse et prospère Atlantide décrite par Platon. Or donc, à Santorin, fuyant Fira et sa cohue mercantile, nous étions en recherche d’une taverne tranquille, quelque part en contrebas de la falaise. Un homme rencontré par hasard, la soixantaine affable et parlant un français parfait, nous guida jusqu’à celle, ­proche de sa maison de campagne, où il se rendait lui-même pour déjeuner. Du coup, nous rompîmes le pain ensemble. Pierre Santantonios est un théologien, enseignant à Athènes, qui a fait ses études à l’Institut catholique de Paris. Je lui ai demandé s’il connaissait, par hasard, Vassilis Alexakis – dont la famille paternelle est originaire de Santorin. « Bien sûr, me répondit-il, c’est mon cousin. » On ne s’attarda guère sur cette cousinade : j’ai eu la nette impression qu’entre le dévot professeur de théologie, fervent admirateur du pape Ratzinger, et le romancier athée, épicurien, et volontiers railleur
[^2], s’était produit comme un effondrement sismique assez semblable à celui qui a formé la caldeira. S’il y eut jamais accointances et cavalcades communes dans les sentiers de l’île entre deux enfants à peu près du même âge, elles appartiennent à un passé enfoui.
N’empêche : cette rencontre fut une heureuse surprise, qui m’a rappelé le Basile de ma jeunesse, son sourire triste et ce bouc clairsemé qu’il tripotait d’un air songeur…

POUR LA FIN

Dans un de ses livres récents [^3], Alexakis parle d’un écrivain de ses amis, grand voyageur devant l’Éternel, récemment disparu.
« Il m’avait promis de venir un été en Grèce. C’était un des rares pays qu’il n’avait pas visités, lui qui avait fait le tour du monde. “J’ai laissé la Grèce pour la fin”, m’avait-il dit. Il est parti sans avoir fait son dernier voyage. » Hors un court séjour à Athènes voici quelques années à l’occasion d’un séminaire, je ne connaissais pas la Grèce.
Je me dis que c’eût été dommage de connaître le même sort que l’ami de Vassilis.

RETOUR

Le chroniqueur est donc revenu, plein ­d’usage et raison, vivre auprès de ses lecteurs (certains s’inquiétaient de son sort, merci…) le reste de son âge.
Enfin, façon de parler. Ne vous y fiez pas trop. Il me reste encore bien des pays à voir, et je compte bien vous faire d’autres faux bonds, en attendant l’ultime. D’autant que je ressens de moins en moins l’urgente nécessité de faire partager ma prose.
Comme disait Robbe-Grillet : « Je peux vivre sans écrire, pas sans vin rouge [^4]. »

DANS LE MUR

Et voilà ! On ne peut pas vous laisser cinq minutes. À peine le dos tourné, le monde part à vau-l’eau !
Que dire devant cette crise qui secoue la planète, qu’on n’ait déjà seriné cent fois ? Depuis le temps que, comme pas mal ­d’autres, je joue les Cassandre ! Aller dans le mur en klaxonnant, c’est la marque de l’époque. Et de voir nos Importants se débattre comme des mouches dans une tasse de lait serait un spectacle des plus réjouissants si on ne savait que ce seront, hélas, les petits et les plus faibles d’entre nous qui feront les frais de l’effondrement. Oh, les beaux retournements de ces ­vestes libérales fourrées au vison ! Ah, que de conversions subites à un nécessaire encadrement des marchés, que d’exhortations vibrantes à une « moralisation » du capitalisme, que de condamnations vertueuses des débordements en tous genres des profiteurs de tout poil ! À croire, parole, qu’ils se sont tous inscrits à Attac. Sarko vibrionne comme jamais, limite gauchiste, et tente de faire croire qu’il a toute l’Europe à sa pogne – alors qu’il est clair que chaque capitale joue perso, comme d’hab’. Madame de Grand Air, notre ministre de l’Économie, invente le concept innovant de « croissance négative » (ça doit être un truc qu’on vend chez Fauchon). Mais celle qui m’amuse le plus, dont chaque apparition à la télé me réjouit, c’est la patronne. La patronne des patrons. La p’tite futée du Medef. Alice Parisot au pays des merveilles patronales : ses grands yeux écarquillés, elle n’en finit pas de découvrir des ­mondes immergés dont elle ne soupçonnait même pas l’existence ; des caisses noires improbables, des stock-options mirifiques, des gros chèques de bienvenue (hello !) pour les nouveaux arrivés, des parachutes en or et des retraites-chapeau pour les déjà partis, faillite faite… On lui dit rien, on lui cache tout ! Mais c’est que ça ne va pas se passer comme ça ! Vous allez voir ce que vous allez voir, attendez seulement que je réunisse mon Comité d’éthique !

Éthique et patronat, cherchez l’erreur ! Et l’on ose en appeler à l’union nationale ? Vous rigolez, ou quoi ? Rendez d’abord l’oseille, mes goinfres, on pourra peut-être causer, après…

SOUCOUPES

Au vrai (et vous reconnaîtrez là mon optimisme légendaire), je ne crois pas à une sortie de crise. Au contraire.
La situation est sans doute plus grave qu’en 1929, où la société industrielle et marchande n’avait pas encore usé jusqu’à la corde les ressources naturelles de la planète, où le saccage de l’environnement était loin d’être aussi avancé qu’aujourd’hui, où l’explosion démographique était encore à venir, où le réchauffement climatique ­n’était pas même envisagé ; et où Claude Allègre, Jean-Marc Sylvestre et Philippe Val ­n’étaient pas nés (non, là, je galèje ! Eux ne sont point des fléaux, seulement de ces bouffons que le Bon Dieu a placés là pour nous consoler de nos malheurs et nous dérider les zygomatiques…). Ce que je veux dire, c’est que le plus probable est que les crises s’empilent comme au bistrot les sou­coupes devant le pilier de comptoir : d’abord la soucoupe finance, puis la soucoupe économie, puis la soucoupe pénurie des ­matières premières, puis la soucoupe catastrophes naturelles, puis la soucoupe immigration massive, puis… Voyez où je veux (je redoute) d’en venir ? Vous en connaissez beaucoup, dans l’Histoire, des crises majeures comme celle qui se profile qui se soient réglées autrement que par la guerre ?

Où il est temps de rappeler la célèbre phrase d’Einstein (ou à lui attribuée) : « Je ne sais pas comment se fera la troisième guerre mondiale, mais la quatrième se réglera à coups de pierres. »
Taillées, les pierres ?

P.-S. : J’ai beau lire et relire l’interview de Jean-Marc Rouillan dans L’Express (du 2 octobre), je n’y vois rien qui permette de dire que l’ancien militant d’Action directe lance des appels au meurtre, et donc rien qui justifie qu’on le remette en prison. Que sollicité de s’exprimer sur le recours à la lutte armée en politique, il réponde en posant la très ancienne et récurrente question d’école du recours à la violence à un moment X d’un processus révolutionnaire, cela n’a vraiment rien d’original ! Qu’il ne regrette pas son engagement passé et la tragique impasse où lui et ses camarades ­s’étaient engagés (avec, notamment, les assassinats du PDG de Renault, Georges Besse, et du général Audran, meurtres gratuits et sans aucun sens politique – du moins susceptible d’être compris des ­« masses »), on le savait déjà, et ça n’avait pas empêché qu’on lui accorde, après vingt ans de taule, un régime de semi-liberté. À la question très directe qu’on lui pose, il répond du reste de façon mesurée et nullement provocatrice : « Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus. Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu’on a fait, je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence, on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique. »
En fait, on a monté cet entretien en mayonnaise pour d’évidentes raisons : en ces temps de crise mondiale, qui donne raison aux anticapitalistes (comme ceux que Besancenot tente de rassembler notamment dans son nouveau parti), il est urgent d’allumer des contre-feux et de discréditer un adversaire qui commence à prendre un poids inquiétant.
On ne s’étonnera pas que celui qui a lancé la curée (sur les ondes d ’Europe 1 ) soit ce journaliste sarkozo-strausskhanien récemment passé du Nouvel Observateur à la presse Lagardère. Cet expert en délations chafouines avait déjà, au début de l’été, initié la campagne dégueulasse contre Siné [^5]… Je me suis laissé dire qu’à la rédaction de L’Obs’ on était plutôt soulagé de son départ, je comprends ça !

[^2]: Ap. J.-C., son dernier roman (Stock, 2007), couronné par l’Académie française, s’en prend aux moines du mont Athos, un sacrilège !

[^3]: Je t’oublierai tous les jours, Stock (2005), Folio 4488.

[^4]: D’après Jacques Henric, dans Art press n° 344, avril 2008.

[^5]: Lequel Siné (avec madame et les potes) a réussi de belle manière le lancement de son hebdo : je me suis régalé, en rentrant, des premiers numéros, bravo les amis !

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes