La corbeille

Bernard Langlois  • 16 octobre 2008 abonné·es

Quoi de plus distrayant, mes semblables, mes frères, que cette littérature de crise qui envahit nos gazettes ?
Ces supputations savantes, ces hypothèses et avis d’experts, ces dissertations fumeuses qui s’étalent par colonnes entières dans des médias traumatisés de ne plus savoir par quel bout prendre cette avalanche de mauvaises nouvelles : le Caca-rente qui n’en finit pas de dégringoler (de concert avec ses copains Dos Jaune et Nique-aïe) ; ces banques orgueilleuses qui partent en vrille, ces parachutes qui se mettent en torche, pendant que les grands argentiers courent la planète et se concertent fébrilement avec des responsables politiques aux traits tirés et à la mine défaite ne sachant plus à quelle courbe de Kondratiev se fier… Intermède : à Colombey, on célèbre le cinquantième anniversaire du retour au pouvoir d’un général tonnant : « La politique ne se fait pas à la corbeille. » Précepte vite oublié par ses successeurs.

Aujourd’hui, le spectacle est à la corbeille (ou si c’est la corbeille qui se donne en spectacle ?).

MÉTÉO

Il y a quelques semaines encore, l’affaire était entendue : hors quelques coups de tabac périodiques et secondaires comme en connaissent les maisons les mieux tenues, le capitalisme était increvable.
Arrimé à sa commère la démocratie, le système était là pour toujours, « horizon indépassable de notre temps » , comme disent les têtes pensantes de la rue de Solferino. Depuis la chute du Mur, une fois déblayés les décombres du « socialisme réellement existant » , nous pouvions célébrer tout à la fois « la mort des idéologies » et « la fin de l’Histoire » . Plus personne pour dire bien fort, après Saint-Just, que « la Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur » : nous devions apprendre à nous satisfaire de ce que nous avions, soit – inusable formule de Churchill ! – « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres » . Comprenez : la main invisible du marché dans la culotte de soie d’une ploutocratie arrogante qui, du haut des privilèges qu’elle s’octroie, ose se réclamer du peuple souverain. Ou encore, dit autrement et théorisé par Dame Thatcher [^2] et ses disciples : le règne de Tina ( « There is no alternative » ).
C’était hier encore. Aujourd’hui, on appelle en urgence l’intervention de la main de fer de l’État (dans son gant de velours, quand même, hein !) et l’on nous explique que, dans le meilleur des cas, la crise pourrait durer jusqu’au printemps 2009, ce qui causera déjà de graves dégâts économiques et humains ; plus sûrement, de deux à cinq ans ; les moins optimistes [^3] annonçant un chaos aux effets imprévisibles et formidables, jusqu’à la phase terminale du capitalisme.

Soit toutes les nuances d’une météorologie économico-politico-sociale qui s’étalent de : « temps pourri » à « avis de tempête » . Sortons couverts.

DOUBLE SENS

Konopnicki, samedi dans Marianne, faisait remarquer le retour du mot « capitalisme » dans le vocabulaire courant. C’est vrai qu’il avait quasiment disparu, euphémisé en « libéralisme » . Comme dit mon confrère chroniqueur : « L’économie politique est vraiment une science étrange : lorsque les capitaux disparaissent, le capitalisme, lui, apparaît et se multiplie [[
« Le capitalisme a retrouvé son nom », Guy Konopnicki, Marianne du 11 octobre.]]. »

Pourquoi : « se multiplie » ? Parce que vous savez bien qu’il y va du capitalisme comme du cholestérol : il y a le bon, le capitalisme industriel créateur de richesse, et le mauvais, le capitalisme financier qui fait rien qu’à spéculer que c’en est une honte à faire rougir Mme Parisot soi-même. Bien. Mais le mot « libéralisme » aussi est à double sens, n’est-il pas ? N’avons-nous pas le bon libéralisme politique et culturel, celui de nos philosophes des Lumières, des Constant, des Tocqueville et autres… et le vilain libéralisme économique, celui du renard libre dans le poulailler libre, qui aujourd’hui entraîne le bon dans sa chute, fait le malheur de l’humanité et rend furieux des hommes aussi rassis que ce bon Jacques Julliard, qui officie comme on sait dans le grand hebdo de la gauche libérale, justement : « Réinjecter de la morale dans le système ? Assurément, mais la seule qu’il comprenne vraiment : la riposte sociale [^4]. »
D’ac’, Jacques ! Mais pour le moment, en fait de riposte sociale, on ne voit pas venir grand-chose. Et ce ne sont pas tes bons amis mous du genou de la CFDT qui risquent d’entraîner les masses sur le chemin des révoltes salvatrices !

CANNES ET DAVOS

C’est précisément sur cette idée reçue (qu’il faudrait distinguer un bon et un mauvais libéralisme) que revient, dans un essai percutant comme il sait faire, le philosophe Jean-Claude Michéa. Toujours dans les traces de son maître Orwell, dont il est le biographe attitré, Michéa nous entraîne à refuser cette distinction dans le même esprit où il avait déjà exploré l’Impasse Adam Smith, ou l’Empire du ­moindre mal [^5].
Une double pensée, selon l’auteur, est contenue dans ce qu’on est convenu d’appeler « pensée unique » pour caractériser « cette uniformité idéologique désolante qui caractérise le paysage médiatique contemporain ». Comment comprendre, sinon, que chacun trouve son compte dans cette formule aujourd’hui banalisée (Michéa en attribue la paternité conjointement à Ignacio Ramonet et Alain de Benoist : faudrait éclaircir ce point), aussi bien ceux qui combattent le diktat du libéralisme économique que ceux qui dénoncent l’emprise du libéralisme politique et culturel. « Le fait est que cette “pensée unique” apparaît toujours curieusement dédoublée : elle croise en permanence un discours économiquement correct (qui a plutôt les faveurs de la bourgeoisie de droite) et un discours politiquement correct (qui a plutôt les faveurs de la bourgeoisie de gauche). » Pour Michéa (comme pour Orwell) – et si l’affirmation vous titille, allez-vous même lire la démonstration brillante qui l’étaye –, les deux libéralismes répertoriés et régulièrement évoqués (cf., récemment encore, Delanoë) ne sont que les deux faces d’une même médaille, « les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuelle et historique » . Dit de façon imagée *: « Le Festival de ­Cannes n’est pas la négation majestueuse du Forum de Davos. Il en est, au contraire, la vérité philosophique accomplie. »* (Amis bobos, vous pouvez remplacer Cannes par la Nuit de la culture ou la Fête de la musique, ça le fait aussi !)

LA HAINE DE CLASSE
Quoi qu’il en soit, bourgeois de droite ou bourgeois de gauche, c’est toujours le bourgeois qui cause, pas vrai ? En tout cas, on n’entend que lui. Le populo et son « sens commun » (sa common decency ) ne sont pas assez « modernes » pour être audibles.
Prenons garde alors, et en l’absence de cette « riposte sociale » que Julliard appelle de ses vœux (et de son point de vue, elle ne peut être qu’organisée, encadrée, pas vrai ? Mais par qui ?), ne reste plus qu’un débondage sauvage qui peut prendre toutes les formes extrêmes qu’on a connues dans un passé encore récent. On remet Rouillan en cabane, ce qui n’a aucun sens (espérons qu’il en sera sorti quand vous lirez ces lignes), on sauve in extremis Petrella de la mort, ce qui est une décision heureuse (mais pourquoi l’avoir d’abord privée de sa liberté et menacée d’extradition ?) : ces deux révolutionnaires en retraite, nourris en leur jeunesse d’un léninisme dévoyé – pour se constituer en avant-garde faut-il encore qu’il y ait une garde… – ne menacent plus personne.

Mais la haine de classe, justifiée par l’insupportable arrogance du riche opposée à l’insondable misère du loqueteux, n’a nul besoin de théorie révolutionnaire pour accoucher d’une violence que la persistance et l’aggravation probable
[^6] de la crise encore balbutiante peuvent rendre sinon irrépressible, dévastatrice.

La haine de classe. Relire Léon Bloy : « Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dans l’irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesse que tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plus authentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter, dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingts vieillards et cent vingt enfants ! Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassibles constellations, et racontées avec attendrissement par la gueusaille des journaux, il y aura – en dépit de tous les bavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes – une gifle absolue sur la face de la Justice, et – dans les âmes dépossédées de l’espérance d’une vie future – un besoin toujours grandissant d’écrabouiller le genre humain [^7]. »
Ou ce Bloy d’aujourd’hui, inconnu au bataillon : « Tu peux toujours la gerber ta bile, la haine du bourgeois, ça te remonte des viscères avec cette faim de vivre vulgaire qui te travaille en profondeur […]. À la voir si lucide, ma mère, sur la réalité de ce piège qui se refermait sur les gueux de notre genre, j’en avais toute une haine farouche qui me remontait contre cette racaille bon chic bon genre qui s’en donnait, elle, de la reconnaissance officielle. Elle savait se les offrir, les honneurs de sa République girondine. Face à ça on avait quoi nous ? Une gauche de lèche-cul qui n’en finissait jamais de nous tirer dans le dos, qui lui bridait le moteur à la populace pour pas qu’elle s’emballe de trop. C’est que c’est très mauvais quand ça se révolte vraiment de ce côté-là, ça fait plus dans la dentelle, ça s’émeut et ça ­s’émeute parfois pour un rien. À croire que la gauche, elle a pas servi à autre chose que de le maintenir le couvercle sur la cocotte-minute du désespoir […]. Voilà à quoi elle se résume la démocratie libérale : à faire semblant de participer, à faire semblant de vivre et à vraiment mourir [[Ça ira !, Gilbert Moreau, Les points sur les i
, 2007.)]]. »

Entre les deux, plus d’un siècle. Deux ­guerres mondiales. Céline. Et la même rage.

[^2]: Décidément, les Anglais donnent le la : aujourd’hui encore, c’est l’énergique Gordon Brown qui a joué un rôle moteur lors de la réunion de l’eurogroupe et l’adoption du plan censé rendre le moral à la Bourse…

[^3]: Ou les plus optimistes, tout dépend de quel point de vue on se place ; et si l’on pense pouvoir réussir à sortir du capitalisme en douceur ou pas…

[^4]: « Les pauvres et les gosses paieront », Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur du 9 octobre.

[^5]: Les deux aux éditions Climats. Le dernier, qu’on évoque ici : la Double Pensée, retour sur la question libérale, Champs essais, 274 p., 9 euros.

[^6]: La remontée de la Bourse ce lundi (+ 11 à 18 h) ne préjuge en rien de la suite…

[^7]: Le Désespéré, Léon Bloy (1846-1917), 1886.

Edito Bernard Langlois
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