L’Enfer, c’est nous autres

Le mangaka Yoshihiro Tatsumi dessine un monde dur, à la fois réaliste et surréaliste, sans jamais tomber dans le misérabilisme,
mais où le trait du maître renforce la solitude des personnages.

Marion Dumand  • 2 octobre 2008 abonné·es

L’Enfer : le titre de Yoshihiro Tatsumi sonne comme un défi difficile à relever. On plonge dès lors dans la première nouvelle avec scepticisme. Douze autres plus tard, on referme la bande dessinée convaincu. C’est bien d’enfer qu’il s’agit, et celui de Tatsumi est pavé de (très) bonnes inventions. Car son imaginaire repose sur des alliances contre nature. Clochards, chômeurs, prostitué-e-s… Le petit monde des bas-fonds forme l’essentiel de sa cohorte. Mais ce réalisme social achoppe sur les associations les plus étranges, quasi surréalistes, d’objets ou de situations. Prenez une patronne de bar, un marin taulard et un riche client. Ajoutez-y une bouteille à tête de mort et un pubis en croix. Vous obtenez les Cadeaux de l’amour… L’ensemble forme des récits inquiétants. Et bizarrement palpitants. Bizarrement ? Bien que l’écriture soit concise, le scénario épuré et les images souvent contemplatives, le lecteur avance comme en des sables mouvants. Persuadé de bientôt toucher le fond, sans jamais savoir quelle forme ce dernier prendra.

Il faut dire que l’Enfer offre un vaste choix de douleurs et de cadres adaptés. Dans Hôtel du métro, un sans-domicile adopte deux cafards auxquels il donne le nom de ses enfants, qu’il guette en cachette dans les couloirs souterrains. Dans le Journal d’une prostituée , deux filles subissent la fornication à la chaîne et la défaite japonaise. Les femmes sont souvent des victimes, les hommes, des frustrés, et, tous, des êtres solitaires. Ils peuvent se croiser par hasard, s’aimer même. Pourtant, le réconfort ne peut être que de courte durée. Parce qu’ils cachent de lourds secrets : un bébé mort dans une consigne automatique, un billet de tombola gagnant… Parce que le sort les rattrape, qu’il soit malentendu, oppression, ou guerre.
Toujours, des éléments au premier abord épars constituent une nasse se resserrant peu à peu. Lentement, sans effet dramatique. Nul besoin de surjouer puisque le destin, et le dessin, est sans appel. Les cases s’emplissent de personnages seuls dans une ville en ruine, seuls parmi une foule qui s’écarte, seuls dans un gros plan qui les coupe de tout.

Fatalité et suspense : Yoshihiro Tatsumi manie en virtuose cet alliage. Mais – et c’est un tour de force – il ne tombe jamais dans le misérabilisme. Grâce à l’humour noir. Celui d’André Breton, qui ne vise pas à faire rire, mais à jouer de l’incongru. « T’es un homme ou quoi ! » , et voilà une jeune femme qui repousse un prétendant. « Je suis un homme malgré tout » , s’insurge l’éconduit devant une guenon, juste avant de la voler et de lui offrir des sous-vêtements.
Tatsumi, ce grand monsieur du manga, ne dénonce jamais rien, si ce n’est l’absurde et ses conséquences. Il constate. « Seule une amélioration de mon niveau de vie aurait pu me faire envisager la vie sous un angle plus positif, me faisant passer du “yin” au “yang”, écrit-il dans la postface. Mais cela ne s’est jamais produit. Je ne vois toujours pas le bout du tunnel et mes histoires non plus. » Avec lui, l’enfer, ce n’est pas les autres, c’est notre monde. Reste à accepter qu’il puisse être, grâce à la plume de Tatsumi, si fascinant.

Culture
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