De la misère en milieu paysan

Un quart des agriculteurs vit sous le seuil de pauvreté en France, laminés par la politique de baisse des prix. La filière laitière, notamment, connaît une grave crise. Témoignage.

Claude-Marie Vadrot  • 4 décembre 2008 abonné·es
De la misère en milieu paysan

Dès que l’on évoque la difficulté de sa situation, Rémy Tassin, agriculteur à Saint-Brisson, dans le Loiret, rétorque : « Sans doute, mais pas autant que celle des gens qui vivent sous une tente au bois de Vincennes. » Membre de la Confédération paysanne depuis une vingtaine d’années, cet homme de 57 ans tient avec son fils Alexandre une exploitation agricole de 105 hectares, avec 45 vaches laitières. Désormais, Rémy rêve d’une « grève du lait » qui ferait plier les industriels et les coopératives, « dans lesquelles le paysan de base n’a plus voix au chapitre. Ce sont des ­entreprises, et à leur conseil d’administration on ne va pas nommer de ­grandes gueules, encore moins des adhérents de la Confédération. Alors, à la Sodiaal, qui revend notre lait à des boîtes comme Yoplait ou Candia, ils font ce qu’ils veulent. Coopérative, le nom ne veut plus rien dire ».

Illustration - De la misère en milieu paysan

Rémy Tassin, producteur de lait à Saint-Brisson (Loiret).
Claude-Marie Vadrot

Visite guidée de la ferme solitaire au milieu des bois et des champs – c’est aussi cela, les agriculteurs : une solitude qui s’accroît chaque année. Il fait froid, il a plu, la boue est au rendez-vous. Les vaches sont rentrées à l’étable pour l’hiver, après une saison de pâturage. Rémy fait son foin et son maïs avec un minimum d’engrais, grâce au fumier : « Nous sommes autonomes, nous refusons l’intensif. Nous produisons 330 000 litres de lait par an, ce qui donne une marge brute de 45 000 euros. » Mais, une fois les achats ­d’équipement et les prêts remboursés, leur activité, sans répit, dégage deux salaires de 780 euros seulement. Alors qu’ils travaillent sur une exploitation qui représente, rien que pour le prix des terres, un capital de 300 000 euros, auquel il faut ajouter le matériel et les bâtiments. « Nous nous défendons mal, la Confédération n’en fait pas assez, déplore Rémy. En acceptant une baisse, même légère, des prix, nous reculons ; et il n’y a aucune raison pour que cela s’arrête. On n’a pas trop le temps d’aller discuter ou négocier. C’est réservé aux céréaliers, qui ont tout l’hiver pour ça. Alors, ils gèrent la question agricole. On en a marre, on ne veut plus être des victimes. Avec trois jours de grève du lait, on se ferait entendre. » Pas étonnant qu’en quelques années les fermes à lait soient passées de 330 à 220 dans le seul département du Loiret.

Rémy explique que son fils a pourtant eu de la chance de pouvoir s’associer à lui, tout comme il avait lui-même pris la suite de ses parents en 1982 : « Même passionnés, les ­jeunes ne peuvent plus acheter de la terre, s’installer. Parfois, on réussit à se ­battre pour des nouveaux, mais ce n’est pas facile. Cet été, au comice agricole de Gien, j’ai vu un garçon en admiration devant un tracteur de 150 CV. Je lui ai expliqué que, quand je vois un aussi gros tracteur, je pense d’abord à la disparition de l’exploitation qui a permis à son propriétaire de s’agrandir et d’acheter un plus gros engin. » Rémy avoue sa fatigue de cette lutte presque sans fin, face à des cycles d’excédents, de pénurie, de prix qui baissent ou qui flambent provisoirement. Comme les producteurs rencontrés sur un marché voisin, il rêve d’une agriculture nourrissant le pays sans spéculation.

Mais les technocrates de la Politique agricole commune (PAC) et les agro-industriels céréaliers qui gouvernent la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), et tiennent en laisse les ministres européens de l’Agriculture, Michel Barnier comme les autres, ne connaissent que les agriculteurs, pas les « paysans » chers à José Bové et à la Confédération. Ces gens qui, avant tout, sont d’un « pays », l’entretiennent et y maintiennent un peu de vie. Alors, de ces paysans riches d’un savoir inutilisable ailleurs, on fait des retraités aux pensions dérisoires ou des chômeurs dont nul ne parle, parce qu’ils n’entrent pas dans les statistiques. Des milliers tous les ans.
Régis Hochard, porte-parole de la Confédération, fait tristement le bilan : « Il reste 400 000 exploitations agricoles, la moitié des paysans ont un salaire inférieur au Smic, et un quart sont maintenant au niveau du RMI ou en dessous. En 2008, le revenu global aura baissé de 20 %. Lors de la réunion “bilan de santé de la PAC”, qui a eu lieu le 19 novembre entre les ministres européens de l’Agriculture, nous avons découvert que, sur les 10 milliards d’euros qui sont encore consacrés aux aides en France, 7 milliards pourraient changer de destinataires, ne plus seulement favoriser l’agriculture intensive. Mais les céréaliers de la FNSEA vont tout faire pour bloquer les changements. » Les négociations avaient repris lundi 1er décembre, mais la fin de l’année risque d’être agitée tant le désespoir monte, les membres de la FNSEA rejoignant souvent ceux de la Confédération.
Les secteurs les plus sinistrés sont ceux de l’élevage ovin, des fruits et légumes, et des bovins fournissant de la viande. Les premiers sont victimes des importations libres de Nouvelle-Zélande, résultat d’une vieille « dette » de la France, concédée il y a vingt ans pour faire oublier aux Néo-Zélandais l’affaire du Rainbow Warrior , le navire amiral de Greenpeace coulé dans le port d’Auckland par les services spéciaux français. Résultat, de l’aveu même du ministère, leur revenu sera égal à zéro en 2008 ; car, vendu autour de 6 euros, le kilogramme d’agneau revient à 7 euros. 10 % des exploitations ovines ont disparu en 2008.
Pour les fruits et légumes, les importations, notamment du sud de l’Espagne et du Maroc, réduisent les salaires des paysans de ce secteur. Pression à laquelle s’ajoute celle de la grande distribution, qui « fait » les prix tout en multipliant parfois par 4 ou 6 son faible prix d’achat au producteur. À prendre ou à laisser ; les responsables de magasin ont ordre d’imposer des tarifs et de refuser la discussion. Priorité à un pouvoir d’achat factice préservant les marges de la distribution.

Pour le lait, Régis Hochard porte une accusation précise : « Avec l’accord de la FNSEA, l’Élysée a ouvert les vannes des quotas en février 2008, avec l’idée qu’il faut voler au secours du pouvoir d’achat, et que pour cela tous les moyens sont bons pour faire tomber les prix, alors que dans ce secteur le marché avait atteint un équilibre satisfaisant pour tout le monde. Résultat : d’ici à trois ans, il y aura au moins mille producteurs en moins. » Une tendance lourde : le pouvoir a bel et bien décidé de sacrifier les agriculteurs tout en ménageant les profits de la grande distribution. Ce pari est presque gagné puisqu’un tiers des exploitations devrait disparaître d’ici à cinq ans, les paysans de 45 à 50 ans étant de plus en plus nombreux à vouloir arrêter leurs activités, faute d’argent ou acculés à des faillites les laissant pratiquement sans ressources.
Régis Hochard n’écarte pas la part de responsabilité des consommateurs : « S’ils voulaient consacrer une demi-heure par semaine à s’approvisionner dans les fermes, sur les marchés de producteurs, dans des Amap, dans des boutiques de paysans, en désertant les grandes surfaces, non seulement ils nous aideraient à vivre, mais en plus ils paieraient plutôt moins cher la viande, les fruits, les légumes et les fromages. » Mais, comme ce sont les petites et ­moyennes exploitations qui disparaissent en premier, constate Rémy Tassin, ­l’agriculture intensive et la grande distribution devraient sortir gagnantes, aux dépens de l’environnement et des consommateurs.

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