Du Cachemire à Bombay

Denis Sieffert  • 4 décembre 2008 abonné·es

Après l’effroyable tuerie de Bombay, nous voici de nouveau enrôlés idéologiquement dans cette « guerre au terrorisme » qui semble être la grande cause consensuelle des pays occidentaux et de leurs alliés. Le slogan a la force de l’évidence. Les images de folie sanguinaire diffusées pendant plus de trente heures depuis la grande métropole indienne ne laissent guère de doute sur la pertinence du mot d’ordre. La haine aveugle de ces enfants soldats déchargeant leurs fusils mitrailleurs sur les passants incite davantage à la colère qu’à la raison. Comme si un certain niveau de violence rendait insupportable toute tentative d’explication. Or, on le sait, le terrorisme est presque toujours le résultat de problèmes irrésolus ; de conflits mis sous le boisseau. D’abcès qu’on ne veut pas traiter ou qu’on ne veut pas voir. Sans doute serait-il stérile de remonter pour expliquer les événements de Bombay au temps du colonialisme britannique. Je ne pouvais pourtant pas m’empêcher de repenser ces jours-ci aux dernières images du grand film de Richard Attenborough – Gandhi –, quand l’interminable chassé-croisé entre populations musulmanes et hindouistes, aux frontières de ce qui allait devenir le Pakistan, tourne à l’affrontement. Cette double « purification ethnique », que Gandhi n’avait pas voulue, mais que Nehru concéda, augurait mal de l’indépendance. Mais il ne s’agit pas de refaire l’histoire. Tout au plus, il s’agit de contester le principe d’irréalité qui inspire le slogan « guerre au terrorisme » et le condamne à l’impuissance.

Le conflit de 1947 est, si je puis dire, trois fois irrésolu. Il est irrésolu, bien sûr, dans la relation entre l’Inde et le Pakistan – celle-ci a été marquée déjà par trois guerres. Il est irrésolu dans le différend (et le mot est léger !) qui subsiste au Cachemire, perpétuel enjeu territorial que se disputent les deux pays, mais aussi la Chine. Il est irrésolu, enfin, dans le sort qui est réservé à la minorité musulmane en Inde même. Rappelons, afin que le mot « minorité » n’induise pas en erreur, que l’Inde compte cent vingt millions de musulmans, soit 13 % de sa population. Or, dans une société encore fortement marquée par les castes, les musulmans se situent dans l’échelle sociale en deçà des Dalits, ces « intouchables » déjà considérés comme les damnés de la terre. La promotion sociale leur est quasiment interdite, sans parler de l’accès aux responsabilités politiques. Loin de s’estomper, cette injustice n’a fait que s’aggraver depuis le début des années 2000 avec la poussée d’un nouveau nationalisme hindou. Pire : les musulmans sont encore régulièrement les proies de véritables pogroms [^2]. En 2002, un massacre orchestré par le Bharatiya Party a fait plus de deux mille morts à Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, un État du nord-est du pays. Mais c’est à Bombay que les chasses « au musulman » ont été les plus sanglantes au cours des années 1990. Évidemment, nul ne saurait prétendre que l’opération conduite par un commando surarmé, la semaine dernière, résulte directement de cette situation. Il est au moins évident que ces injustices et ces pogroms constituent un terreau favorable.

La dualité entre une horde de barbares venus du Pakistan ou du Cachemire et « la plus grande démocratie du monde », si démunie qu’elle en vient à faire appel aux services antiterroristes de Nicolas Sarkozy, est, comme on le voit, fort éloignée de la réalité. Certes, l’analyse de la situation sociale en Inde n’invalide pas d’autres interprétations. Celle en particulier qui suggère que des groupes islamistes comme le Lashkar-e-Toiba aient voulu torpiller une amorce de rapprochement entre les gouvernements indiens et pakistanais sous les auspices américains. De même, il est bien hasardeux de vouloir démêler ce qui peut relever de groupes non étatiques et de coups tordus de hauts personnages liés aux services pakistanais. Comme toujours dans le domaine du terrorisme, il y a l’explication policière, qui a sa logique et sa pertinence, et une autre explication, plus profonde. Celle que l’on occulte dans les présentations sommaires qui visent à transformer le terrorisme en idéologie de la violence pure, qui puiserait son unique source dans la culture ou dans la religion. L’investigation policière et l’explication politique et sociale se croisent d’ailleurs en quelques points. Il semble acquis que les assaillants connaissaient parfaitement les lieux. Par ailleurs, la première revendication faisait mention d’un groupe de « Moujahidine du Deccan », du nom du plateau qui couvre le centre de l’Inde. Façon de rappeler que si le commando venait du Pakistan, il se référait aussi à la situation à l’intérieur de l’Inde. Que disent et que font les pays occidentaux et les Nations unies à propos du Cachemire, ce conflit « israélo-palestinien » de l’Asie ? Et que fait « la plus grande démocratie du monde » pour permettre à ses minorités d’exister dans la dignité ? Ce sont ces questions que la fameuse « guerre au terrorisme » occulte, non sans arrière-pensée.

[^2]: Voir à ce sujet l’excellent essai de Martine Bulard, Chine-Inde, la course du dragon et de l’éléphant, Fayard, 2008.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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