La gratuité, arme anticapitaliste

Paul Ariès, politologue et l’un des penseurs de la décroissance, défend l’idée d’une société de la gratuité, puissant levier de transformation sociale.

Patrick Piro  • 24 décembre 2008 abonné·es

Vous revendiquez une « révolution par la gratuité », qui deviendrait le pilier d’une société post-capitaliste : provocation… gratuite ?
Paul Ariès : L’intérêt de la gratuité, c’est de rendre désirable le projet d’une nouvelle société. Face à la crise du système, les écologistes et la gauche proposent des « interdits » verts ou rouges – une décroissance faute de mieux, la coercition réglementaire, etc. Mais c’est insuffisant : il faut rompre avec un capitalisme qui rabat le désir sur la consommation, et compense l’insécurité qu’il génère par le « toujours plus ». Pour une alternative à gauche, il faudra concilier les contraintes environnementales, la justice sociale et le besoin de reconnaissance contre la société du mépris. La défense et l’extension de la sphère de la gratuité montrent à la fois le but et le chemin.
La gratuité est un interdit structurel du capitalisme. La revendiquer, c’est créer des fissures, travailler à faire sauter le verrou. C’est un principe hautement positif, nous l’avons chevillé au corps : la gratuité, c’est l’amitié, l’amour, l’empreinte du paradis perdu, l’engagement bénévole, les services publics, certains biens communs. Elle permet une « décolonisation de l’imaginaire » dirait Serge Latouche, ou un « réveil des consciences » selon Pierre Rabhi. La gratuité, non pas commisération primitive, mais projet politique fort. La gratuité dans les transports en commun, par exemple, n’est pas une question économique. À Lyon, la ville prend déjà en charge les deux tiers de leur coût ! Franchir le pas, éliminer la billetterie – et toutes les charges afférentes –, constituerait une rupture pédagogique à faible coût. Aussi, je suis scandalisé de voire des municipalités de gauche s’y opposer, défendant que « chacun doit payer selon ses moyens ». Et pourquoi pas l’école ou la santé ? La gratuité n’a jamais été suffisamment prise au sérieux par la gauche, qui est en retard théorique.

Jusqu’où étendre cette gratuité ?
Il ne peut s’agir d’un « tout gratuit sans condition ». À la liberté que permet la gratuité doit être associée une responsabilité. Ce qu’il faut rendre gratuit, c’est le « bon usage », et renchérir le mésusage. Pourquoi vendre au même prix l’eau qui sert au nettoyage et celle qui remplit une piscine ? Calculer les impôts fonciers du logement principal comme ceux d’une résidence secondaire ? C’est l’antithèse d’une taxe carbone aveugle, qui viderait les rues des voitures de pauvres, permettant aux riches d’y rouler plus vite.
Autre principe fondamental de la gratuité : ce n’est pas un décret, mais la société qui doit définir ce qu’est un « bon usage », à un moment donné. Cette révolution par la gratuité s’ancre donc dans la démocratie.

Mais certains pourront toujours se payer les « mésusages », au détriment de l’intérêt ­commun…
Aux pauvres la rareté, aux riches le superflu ? Pour l’éviter, il faut instaurer un « revenu maximal autorisé », plafond au-dessus duquel l’État prend tout. Il tarira aussi l’effet d’imitation du mode de vie destructeur des classes les plus riches.

La gratuité protège-t-elle vraiment les plus démunis ?
Contre l’insécurité générée par l’hypercapitalisme, un autre bouclier est nécessaire : un « revenu universel d’existence » inconditionnel, versé en monnaie – nationale et locale –, mais aussi en droits d’accès à des biens ou services publics, etc. C’est la reconnaissance du droit de chacun à exister, et un minimum d’indépendance financière pour faciliter l’émancipation, des femmes et des jeunes notamment. Ce système va rendre leur dignité aux personnes en les sécurisant. Alors que le lien social est devenu un sous-produit de l’activité économique, la gratuité annonce le début du travail libéré et la création de richesses sociales.
Et les moyens existent, il suffit de les réaffecter : la France consacre chaque année environ 500 milliards d’euros aux organismes sociaux, les ménages perçoivent presque autant en allocations diverses. Ce n’est pas un obstacle financier, mais un choix de société.

Ce qui est gratuit est souvent considéré comme sans valeur, et donc méprisé. Ne court-on pas à l’échec à terme ?
Le sarkozysme a son slogan – « Travailler plus pour gagner plus » –, qui a pu paraître désirable. La gratuité doit trouver le sien. La société marchande n’existe que grâce à une culture marchande : pour établir une société de la gratuité, il est nécessaire de propager une culture de la gratuité, en particulier dès l’école.

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