La gratuité, entre mensonges et utopie

En cette période d’échanges de cadeaux, nous avons voulu explorer la notion de gratuité, à la fois séduisante et pleine de pièges. Le gratuit se paye parfois très cher, et certains luxes, comme le temps libre, n’ont pas de prix… Un grand dossier à lire dans notre rubrique **Société** .

Christophe Kantcheff  • 24 décembre 2008 abonné·es
La gratuité, entre mensonges et utopie

Ce sont deux mots dont les médecins n’ont pas l’apanage, mais ils résonnent singulièrement chaque fois qu’ils se retrouvent au bas d’une de leurs ordonnances : « Acte gratuit ». L’expression, incontestablement, est séduisante. Elle renvoie à de grands sentiments, à la noblesse d’âme. Pourtant, la chose laisse songeur : un acte gratuit, est-ce possible ? Dans son livre magistral, Essai sur le don (1925), Marcel Mauss a montré que le don ne se conçoit pas sans le contre-don. Qu’on se le dise : ce couple infernal, don/contre-don, correspond à un processus où entrent en jeu obligation morale et domination sociale. On est loin des belles idées éthérées. Comme le dit le philosophe Patrick Viveret (voir ci-contre), « la gratuité, c’est difficile »…

La gratuité est effectivement un concept à pièges. Pas un magasin, pas une annonce promotionnelle sans qu’un objet de consommation soit miraculeusement offert. En ces temps de difficultés économiques et de pouvoir d’achat allègrement rogné, la tentation est grande de s’y laisser prendre. Mais attention aux leurres. Des services ­peuvent aussi être accessibles sans bourse délier – et les plus pauvres bénéficient ainsi de la Sécurité sociale –, alors qu’au contraire la nature, dont on aurait tort de croire qu’elle « s’offre » à nous, est l’objet d’une marchandisation toujours croissante.

Illustration - La gratuité, entre mensonges et utopie

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En réalité, la gratuité a toujours un coût. Toute la question est de savoir qui paie et dans quel but : le consommateur (d’une manière détournée, même si l’on croit que « c’est la publicité qui paie »), pour une satisfaction individuelle ; ou le citoyen, dans un souci d’égalité et de solidarité.

Objet de confusions, la gratuité est aussi un sujet de vifs débats que les horizons ouverts par les nouvelles technologies, en particulier Internet, ont singulièrement relancés ces dernières années. Souvent techniques, ils opposent fréquemment l’accessibilité universelle à la culture et à la connaissance et la défense des droits des auteurs. Nous avons voulu ici, sans caricature, exposer quelques-uns des termes de ces débats.

« L’intérêt de la gratuité, c’est de rendre désirable le projet d’une nouvelle société » , affirme le politologue Paul Ariès dans ce dossier (voir p. 31). Une phrase qui ne se ­comprend que si, à la notion de gratuité, on en adjoint une autre, celle du secteur non-marchand, qui désigne les espaces où s’instaurent des échanges échappant à la logique économique de rentabilité.

Un « projet de nouvelle société » , qui se dessine à travers certains organismes, comme les échanges réciproques de savoirs ou les systèmes d’échanges locaux, qui remettent au goût du jour, en les renouvelant, des pratiques très anciennes (le troc, par exemple). Et qui ne pourra advenir que si les esprits peuvent penser, imaginer, rêver un monde d’harmonie plus que de souffrances, et se battre pour sa réalisation. Du temps libre, mais sans doute pas pour des actes gratuits. Plus justement, dans l’intérêt de soi et des autres.

Société
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