« La résistance plus que le talent »

Winshluss, alias Vincent Paronnaud, est une grande figure de la BD alternative. « Pinocchio », sélectionné pour le festival d’Angoulême, le prouve. Grinçant et touchant, à l’image de son auteur.

Marion Dumand  • 4 décembre 2008 abonné·es

Zéro plus zéro égal ? La tête à Paronnaud. D’ailleurs, peu la connaissent, cette tête de dessinateur allègrement nihiliste. Et pourtant… Bien plantée sur ses épaules, pas grosse pour un sou, elle a gravi les marches de Cannes jusqu’au Prix spécial du jury. C’était en 2007 : avec les honneurs du public, Persépolis recevait ceux du festival. Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, les réalisateurs, quittaient un instant la bande dessinée alternative pour les feux de la rampe. Deux ans après, Angoulême remet le couvert : la sélection 2009 comprend Pinocchio d’un certain Winshluss, alias Vincent Parronnaud.

Illustration - « La résistance plus que le talent »


Winshluss réinterprète « Pinocchio » en le purgeant de toute morale.
DR

« Une récompense de la résistance, plus que du talent. » Ce drôle de zig a le triomphe modeste, la rage d’un qui l’a échappé belle : « Quand on n’est pas inscrit dans la société de marché, qu’on travaille dans l’associatif, il est dur de ne pas être usé. » Il en sait quelque chose, lui qui évolue, à une exception près, du fanzinat aux indépendants de l’édition. L’argent, ce n’est pas grâce à la bande dessinée qu’il le gagne, mais avec des emplois alimentaires. Ils furent d’abord « de merde ». « J’étais un élève minable, j’ai redoublé trois fois je crois, je n’ai pas le bac, je n’ai pas fait ­d’études mais mon service militaire dans un camp semi-disciplinaire, et enchaîné les petits boulots. Bref, j’ai survécu jusqu’à 30 ans », explique-t-il à 38. L’arrivée à Paris et quelques connaissances apportent du mieux : storyboards, scénarios, illustration, animation… Winshluss, qui dessine tout môme déjà, apprend « sur le tas et en dilettante » . Arrive enfin le ­miracle Persépolis, qu’il accueille d’abord en incrédule. Puis admet : pour la première fois, art et argent font bon ménage.

Face à une telle aventure, les adeptes du Pinocchio de Collodi ou de Walt Disney crieraient à la morale victorieuse, au volontarisme triomphant – et brûleraient un cierge à la fée, même retardataire. Les lecteurs du Pinocchio librement adapté par Winshluss devineront aisément que ce n’est pas le genre de la maison. Impossible d’hypothéquer sur l’avenir quand on n’est jamais à « l’abri d’un retour dans les limbes ». Surtout, rien ne hérisse plus le poil au barbu Vincent que le « mensonge social » . « Qui peut encore croire que “quand on veut on peut” ? C’est une arnaque si évidente que les bras m’en tombent. » Ou se mettent à dessiner. Et rattrapent par la peau du cou nos héros de jeunesse pour les purger de toute morale, les écorcher vifs. Mickey et sa clique dans Super Negra, Blanche-Neige, les sept nains et Pinocchio, ici, subissent le même sort : ils sont à ­l’image du monde, pervers, violents, victimes, bourreaux. Faut que ça saigne. Quitte à s’étouffer dans un fou rire.
Une question émerge spontanément : les parents de Vincent l’auraient-ils attaché au lit et contraint à lire le Journal de Mickey ? « J’ai eu une enfance heureuse, je vous rassure. » Et puis Pif l’emporte sur la souris impérialiste avec des parents communistes. « Des militants purs et durs. Au travail, mon père ­n’était pas un tendre, toujours le premier à faire grève. Ça apprend le pragmatisme, l’éthique, la droiture. Mais ça élimine la fantaisie. Un jour, la chambre devient toute petite. On com­prend que, quand on a habité dans ces merdes de cité, on ne peut pas être bon. » Faire revivre les personnages enfantins permet de lever une sacrée difficulté, « trouver une forme qui ne désincarne pas le propos » . Le bonheur d’alors peut s’attaquer, en jouant, au constat présent. Une parade infaillible que nous livre ­Winshluss : « J’aime bien prendre un élément et le farcir de merde, je trouve ça plus délicat. »

Ces verts – et odorants – paradis ont aussi leur serpent tentateur. La pomme de la connaissance ? Non : celle de la consommation. « Baudrillard voyait ­naître cette société qu’il critiquait. Moi, je suis né dedans : elle est plus dure à démonter quand on en voit le côté ludique. » Pourtant, le supermarché-ferraille organisé par Winshluss et ses camarades de feu Ferraille illustré y parvenait à merveille. La mort même du magazine n’a pas été sans une ironie mordante : singeant les ­soubresauts d’une presse rachetée, ils y louaient les vertus de l’huile Méroll, actionnaire principal et imaginaire. Le ­verdict tombe pourtant, brutal : « Nous ­sommes corrompus à l’origine. » Mais en avoir conscience évite à Vincent Paronnaud un écueil majeur : s’ériger en moraliste. ­ « Ce serait renier l’intelligence, l’individu. Chacun a ses raisons, c’est à la fois triste et fascinant. »
On l’aura compris, Winshluss n’est pas exactement un Candide. Alors quoi ? Tout espoir serait mort ? « Ce qui sauve, c’est ­l’amour, l’amitié. Ces sentiments désintéressés m’intriguent. » Lui les camoufle derrière des considérations pratiques. S’il travaille avec les indépendants que sont L’Association, Cornélius, 6 pieds sous terre et surtout les Requins Marteaux, s’il prévoit un nouveau film avec Marjane Satrapi, c’est pour garantir sa liberté, continuer avec une équipe qui marche. Il confie la colorisation à son comparse Cizo parce qu’il admire sa maîtrise de la couleur en trames. Et quand il embringue le musicien Olivier Bernet, alors RMIste, dans l’aventure de Persépolis, c’est qu’il a toute confiance en son talent.

Sa fidélité, Winshluss préfère la justifier. Peut-être conjure-t-il ainsi la fragilité de ­l’amour, de l’amitié, ces « espoirs ­éphémères qui poussent à saisir les moments, les ­rencontres ». Ces rencontres ne sont pas toujours de chair et de sang, elles ­peuvent être de cases et de bulles. « Des auteurs comme Crumb, Moebius, Chris Ware ne m’influencent pas sur le plan graphique. Ils ­ouvrent des portes, et plus rien n’est pareil après. Leur liberté me porte. » C’est l’univers des Strange ou de Métal hurlant qui, gamin, l’a poussé à dessiner. C’est la lecture de Maus d’Art Spiegelman qui lui a fait délaisser quelques années la BD pour la musique. Le temps de trouver quoi dire, puis comment le dessiner. « Je n’ai pas peur du temps qui passe. C’est une bonne école. » Splendide, même. Avec Pinocchio, Winshluss a rejoint ses « ouvreurs de porte ».

Culture
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