« Un bénéfice pour la diversité culturelle »

Philippe Aigrain, informaticien et acteur du débat sur la propriété intellectuelle, est favorable
à une licence publique étendue, c’est-à-dire une redevance obligatoire donnant accès aux œuvres
à tous.

Christine Tréguier  • 24 décembre 2008 abonné·es

Comment en êtes-vous venu à votre proposition de licence publique étendue ?
Philippe Aigrain : Je suis parti de l’idée d’une sphère d’échanges des œuvres numériques, où chaque individu ait la capacité de transmettre aux autres les œuvres qu’il apprécie. Chose qui a toujours été reconnue à travers la doctrine de la vente finale (je te prête mon livre, une copie d’une cassette, etc.). La nouveauté, c’est qu’on ne perd plus ce qu’on donne, c’est la non-rivalité de l’information ; et chacun touche potentiellement un nombre accru de destinataires. L’acte d’échange a donc des conséquences accrues, y compris économiques. Je préconise de revenir à la légitimité de ces échanges, et d’encourager l’existence des œuvres et des créateurs, sans installer la rareté dans la sphère des œuvres numériques via un arsenal répressif légal. De créer un mécanisme associant une rémunération à leur échange sur Internet.

Quelle différence avec la licence globale qui a failli être votée en 2005 dans la loi DAVDSI ?
La licence globale proposait que les abonnés au haut débit qui le veulent payent une redevance mensuelle forfaitaire, alimentant un fond global, réparti un peu comme la redevance sur la copie privée, en fonction des usages. Moi je propose une redevance obligatoire. Ce n’est que comme cela qu’on saura combien elle va rapporter, et ce mécanisme d’accès aux œuvres sera tellement essentiel qu’évidemment tout le monde s’en servira. C’est une contribution à la création d’un « bien commun ».
Autre différence : à l’époque, on s’est bel et bien caché son principal intérêt, à savoir remettre la distribution des œuvres dans les mains des individus. C’est le moyen d’apporter un correctif à la concentration complètement folle de la promotion sur un tout petit nombre de titres (pour la musique comme pour les films). Un tel mécanisme permet à un ensemble élargi d’œuvres d’atteindre un public, d’où un réel bénéfice pour la diversité culturelle. Je ne me contente pas d’affirmer ces béné­fices, je les ai concrètement observés, mesurés et modélisés.

Ce seraient donc les internautes et non les fournisseurs d’accès (FAI) qui paieraient ?
Oui, j’y tiens énormément. Économiquement, ça ne fait aucune différence, et je suis très sévère vis-à-vis des partis de ­gauche qui proposent une taxe sur les profits pour ne pas dire qu’ils vont taxer les gens. Avec une redevance forfaitaire, c’est différent, c’est constitutif de droits d’usage et de responsabilisation pour ceux qui payent.

Comment s’organiserait la répartition ?
Les œuvres concernées sont celles faisant l’objet d’une diffusion sous forme numérique aux médias numériques culturels (musique, blogs, télé et la vidéo à la demande, etc.). Pas les films ou les concerts « piratés » qui restent des contrefaçons. Cela ne supprimera pas les autres types de revenus des artistes. L’argument du « trou noir » qui avalerait tout ne résiste pas à l’analyse des sources de revenus des créateurs. Ensuite, que fait-on de l’argent collecté ? Je pense que le produit de la redevance doit servir, à part égale, à rémunérer l’usage des œuvres existantes, et à financer la production des fu­tures œuvres. Avec des régimes de répartition différents. La distribution par média reposerait sur des données objectives sur ­l’usage, issues d’enquêtes périodiques sur ce que font vraiment les gens.

On trace les œuvres ou ce que font les internautes ?
On suit les œuvres, mais on mobilise les internautes. C’est un élément essentiel ! L’industrie du contenu est tellement persuadée que les consommateurs sont ses pires ennemis qu’elle n’imagine même pas qu’en leur donnant des droits on en fait d’excellents alliés. Je pense à un grand panel d’internautes qui transmettraient de façon anonyme des données indicatrices d’usages (téléchargement, streaming, référencement de liens, etc.), échantillonnées aléatoirement pour prévenir la fraude intentionnelle à la répartition. Les gens des sociétés d’auteur reconnaissent que c’est possible sans procéder à des contrôles d’usage. À partir du moment où on aura légalisé ce type ­d’échanges, la notion même d’usage illicite de la connexion Internet pour les pratiquer disparaîtra, et la riposte graduée, si elle était votée, aussi.
En ce qui concerne la répartition pour la création, on est dans un tout autre monde, celui des filières artistiques et culturelles, des institutions qui font vivre ces filières, et là, l’usage n’est pas le guide. On passe par le jugement des pairs (comme les commissions du CNC) et une autre forme de contrôle.

Société
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