« Un climat de suspicion »

Président
de la Ligue des droits de l’Homme, Jean-Pierre Dubois analyse le recul des libertés comme une incitation
des citoyens
à l’obéissance, et prône un développement des contre-pouvoirs.

Ingrid Merckx  • 11 décembre 2008 abonné·es

Intrusion de forces de police dans des écoles, explosion du recours à l’enfermement, développement de la vidéosurveillance… Assiste-t-on à la mise en place d’une société ultra-sécuritaire sans réagir ?

Jean-Pierre Dubois : Les gens ne sont pas totalement passifs, mais ils sont ­nombreux à n’avoir pas mesuré l’ampleur de ce qui se passe. Tout le monde a compris que le pays avait pris un virage sécuritaire en 2001 sans toutefois réaliser qu’il s’agissait d’un projet de société fondé sur le contrôle social. Par ailleurs, nous nous sommes habitués à une forte présence militaire et/ou policière dans nos aéroports, nos métros, sur nos quais de gare… Nous avons perdu ce réflexe frondeur qui nous rendait précieuse une certaine idée de la liberté. Nous nous acclimatons à être considérés a priori comme suspects.
En parallèle, les plaintes pour outrage se multiplient, de la part du chef de l’État et des forces de l’ordre. Et celui qui dit non est considéré comme suspect. Dans l’affaire de Tarnac, le fait que les présumés auteurs des sabotages des lignes SNCF aient manifesté contre la politique d’immigration à Vichy a été retenu comme un élément à charge. Autre exemple : on parle de « prévenir la délinquance » comme on parlerait de « guerre préventive ». Le retournement des mots est frappant. C’est la même idée qui préside au fichier Edvige ou à la peine sur la rétention de sûreté : on poursuit avant que l’infraction n’ait lieu. Cela crée un climat de suspicion. Le bon citoyen aujourd’hui, c’est celui qui obéit sans poser de questions, sans quoi, il devient un individu à surveiller de près. Tout incite à ne pas se faire remarquer.

De quelle façon la protection des citoyens sert-elle à justifier la promotion du tout-sécuritaire ?

L’utilisation du bon sens est un classique de la droite populiste. Reste que l’idée de protection subit, comme la prévention, un glissement sémantique : on ne parle plus de « vidéosurveillance » mais de « vidéoprotection », sans que la protection effective des personnes n’ait été validée. L’idée se répand que, pour être protégé, il faut être surveillé. Et se surveiller les uns les autres, car chacun représente un danger potentiel. S’installe la vision d’une société vieillissante et angoissée dont on exploite la peur. Les gens n’ont plus le sentiment de pouvoir se protéger eux-mêmes ou se protéger entre eux. Ils s’en remettent à la « protection » des pouvoirs publics.

L’emploi du terme « rafle » à propos des sans-papiers soulève des polémiques. Simone Veil s’est insurgée. Pourtant, certains font un lien entre le climat actuel et des heures sombres de l’histoire de France. Qu’en pensez-vous ?

Cette réaction de Simone Veil n’était pas justifiée : le terme « rafle » ne s’applique pas qu’au Vel d’hiv et à l’Occupation, il y a eu d’autres rafles dans Paris depuis, ne serait-ce que pendant la guerre d’Algérie. On n’envoie pas les sans-papiers en camp de concentration, mais quel nom donner au bouclage d’une rue par des policiers pour contrôler les identités, ou à l’installation de souricières devant des écoles ? On oublie que, même en temps de guerre, la violence ne commence jamais à son degré maximum. On entend répéter que la démocratie est une garantie contre les déra­pages. Mais comment expliquer que notre démocratie utilise des outils de régimes autoritaires ? Pourquoi notre État de droit se sent-il légitime à piéger des étrangers ? Nous sommes en situation de dérive.
Certains réagissent. Deux mouvements récents ont frappé juste en matière de déclenchement des solidarités : le Réseau éducation sans frontières et le mouvement des travailleurs sans papiers. Ils bénéficient tous les deux d’une opinion favorable. Le développement de la solidarité doit en effet se faire à partir de conditions objectives, de situations partagées au quotidien, et non d’observations morales. Je pense que la solidarité fait partie des valeurs montantes de notre société et que le primat idéologique de la droite est terminé. Comment passer du souhaitable au possible ? La solution est essentiellement politique. Nicolas Sarkozy a été élu par défaut. Il faut un contre-projet à lui opposer.

Comment se débattent juges et magistrats dans ce contexte sécuritaire ?

L’organisation des carrières juridiques en France n’encourage pas à l’indépendance, et on n’a toujours pas réussi à séparer le parquet du siège. Les juges sont comme tout le monde : certains résistent, d’autres pas. On entend répéter qu’ils sont laxistes, mais les peines ne cessent de s’alourdir, et les prisons d’exploser. Chaque crise sociale est l’occasion d’un durcissement de la justice. Les lois sont plus sévères mais les juges aussi. Ils sont sensibles à la pression des pouvoirs publics et de l’opinion. À cela s’ajoutent un système de pénalisation à outrance et une inflation des sanctions. Les poursuites des suspects de Tarnac sont emblématiques : les droits de la défense n’ont pas été respectés, et l’accusation de terrorisme est une dérive absolue puisque aucune vie n’a été mise en danger. Nicolas Sarkozy, premier garant des institutions, a déclaré à la suite de cette affaire qu’il fallait veiller à ce que la procédure pénale soit plus respectueuse des libertés. Je ne suis pas près d’arrêter de le citer !
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Peut-on parler, face au recul des libertés, de défaillance des institutions et des systèmes d’autoprotection de la société civile ?**

Il n’y a pas de pouvoir judiciaire en France, seulement une autorité judiciaire. En outre, la concentration des pouvoirs à la tête de l’État déstabilise le fonctionnement institutionnel. On est en plein déséquilibre : les contre-pouvoirs font défaut. Au sein des partis politiques et de la magistrature, mais aussi de la part d’organismes comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ou la Commission nationale informatique et libertés (Cnil). La société civile souffre d’une faiblesse des organisations. Nous devons trouver des réponses avec des moyens nouveaux. Témoin : la mobilisation contre le fichier Edvige. C’est la première pétition en ligne qui rencontre un tel succès.

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