Des trois coins du monde

Du 29 janvier au 1er février, le festival d’Angoulême réunit l’Internationale du dessin, notamment les artistes sud-africains de Bitterkomix.

Marion Dumand  • 29 janvier 2009 abonné·es

La bande dessinée vadrouille. Loin des grosses maisons, des grandes « écoles », elle prend de belles tangentes. Internationales et surprenantes, qui plus est. Persepolis a ainsi été le plus gros carton de l’éditeur coréen Sai Comics. Le Flamand Nix a vu ses planches transiter par Albi, chez les Requins marteaux, tandis que le fanzine afrikaner Bitterkomix invitait dans ses pages JC Menu, figure phare de l’Association. Afrique du Sud, Corée méridionale, Belgique néerlandophone : liés à l’Hexagone, ces exemples n’ont pas valeur de « cocorico ». Mais d’illustrations. C’est cette bande dessinée voyageuse, cosmopolite, qui, pour un week-end et parmi d’autres, va poser ses valises à Angoulême et s’exposer dans ce 36e festival (1). Les trois contrées n’y sont pas de parfaites inconnues, elles le restent encore trop du public.

Illustration - Des trois coins du monde

Bitterkomix

Dans un ciel bleu turquoise, sur un joli nuage rose bonbon, Dieu rugit : « Eh putain d’idiots ! Lequel d’entre vous connards misérables sucera aujourd’hui ma sainte queue ? » En bas, des Noirs agonisent, pleurent, estropiés, armés de pelles, de béquilles, de fusils. La ligne est claire, les faces tout droit sorties de Tintin au Congo , jusqu’à un Milou charbon. Au loin brûle une église. Bienvenue en Afrique du Sud, dans l’univers de Joe Dog, qui, avec Conrad Botes, a fondé l’incandescent fanzine Bitterkomix en 1992. Deux ans plus tard, les premières élections multiraciales portaient Mandela au pouvoir. « Mais, pour l’artiste afrikaner, bien que la macrostructure de l’oppresseur politique eût disparu, la pression continue de la microstructure de la société afrikaner persistait encore, explique l’artiste Andy Mason dans l’anthologie Bitterkomix publiée par l’Association. Les normes et les valeurs qui avaient été écrites en gras dans la législation fasciste des Nationalistes avaient, elles, survécu à l’échelle des familles et groupes de taille inférieure. »
Hypocrisie, puritanisme, racisme : voilà tout ce que vomissent les deux compères afrikaners et guère fiers de l’être. « Vous m’avez appris à craindre, à discriminer, à haïr » , fulmine Joe Dog en regardant droit dans les yeux son lecteur. Conrad Botes revient, lui, sur les mythes fondateurs, historiques, de l’Afrique du Sud. À grands coups de pinceau et d’encre noire, évidemment noire, il traque la cruauté et la violence des plus grands (la bataille de Blood River) comme des plus quotidiens (une berceuse). « À quelques exceptions près, personne dans nos contrées n’ose plus être aussi subversif, aussi provocant, aussi cru, aussi inconvenant que ce que nous nous reprenons aujourd’hui en pleine figure avec Bitterkomix » , écrit JC Menu. Voilà « l’inespéré retour de boomerang d’un esprit qui a grandi aux États-Unis et en Europe il y a trente à quarante ans » , l’incroyable héritier de Raw et Métal hurlant qui s’attaque au conservatisme, social et graphique.

Constater ce phénomène de filiation a quelque chose d’émouvant, de galvanisant, parce que la bande dessinée y touche à l’émancipation. À la découverte créatrice. Fondateur de la maison d’édition indépendante Sai Comics, le Coréen Kim Dae-joong partage cette volonté d’ouverture. Face à une bande dessinée nationale et commerciale embourbée dans les « sentiers rebattus du manga » , il espère défricher une voie propre. « L’une de mes méthodes, surtout lorsque je suis confronté à des créateurs en début de parcours artistique, comme c’est très souvent le cas chez Sai Comics, explique-t-il à Nicolas Finet, qui organise avec lui l’exposition, consiste à leur faire lire des auteurs issus d’autres traditions – par exemple, des artistes européens, ou américains –, afin de leur montrer que les modes d’expression auxquels nous avons habituellement recours en Asie ne constituent qu’une option parmi d’autres. » La méthode se révèle efficace. Feuilleter Pour de meilleurs lendemains , seul ouvrage collectif en français, revient à encaisser une série de chocs visuels, inattendus, métissés, foisonnants.

La jeune bande dessinée flamande se dégage elle aussi d’un grand frère. Ses influences ne viennent plus tant de l’école « franco-belge » que de la scène alternative française. « Auparavant, la BD flamande était surtout familiale, commente Carlo Van Baelen, directeur du Fond flamand des lettres, à l’origine de l’exposition. La nouvelle génération d’auteurs est de plus en plus libre dans le ton et les thèmes, mais aussi bien plus expérimentale sur la forme. » Quelques lecteurs peuvent le regretter, comme le prouve ce commentaire, pêché sur le site Bdgest : « Le style gros nez ou caricatural aurait sûrement amené un plus. Là, les faces cubiques [de Nix] ne font que rajouter un malaise supplémentaire » … Mais la majorité le plébiscite. Qu’il soit en néerlandais : les Somnambules de Randall C. en est, fait rare, à son deuxième tirage après six mois de publication ; il a reçu également plusieurs prix. Ou traduit en français : la Jeune Fille et le nègre de Judith Vanistendael fait partie de la sélection Angoulême 2009.

Seize de ces « jeunes » auteurs sont exposés. L’ensemble est intrigant, prometteur, hétéroclite. Mais, à dire vrai, il ne frappe pas autant que ne le font Bitterkomix et Sai Comics par leur étrangeté, leur force vive. Et commune. Car la démarche est là collective, soutenue par un support autoproduit ou une maison d’édition indépendante. « Je pense que Sai Comics n’est pas seulement une maison d’édition, analyse Kim Dae-joong, c’est un mouvement culturel dans le champ de la bande dessinée. Donc je ne veux pas tant montrer combien nos travaux sont bons mais comment nous (« we Sai Comics people » !) sommes motivés, à quel point nous voulons continuer. » « Il y aura peu d’accrochages, surenchérit Nicolas Finet, l’essentiel de l’expo sera de la bande dessinée vivante. » Avec Ancco et Baek Jong-min travaillant en live, les dix dessinateurs lâchés dans Angoulême, exposant au jour le jour leur production, et une fresque à vingt mains, nul doute que, ce week-end, la bande dessinée va s’incarner.

Pour plus de renseignements : www.bdangouleme.com

Culture
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