Une autre « relance » est possible

Jean Gadrey  • 19 février 2009 abonné·es

Un débat essentiel existe à gauche entre ceux qui pensent qu’il faut très vite relancer la croissance (qu’ils qualifient de « verte », crise écologique oblige) et ceux qui estiment qu’il faut « profiter de la crise » pour en finir avec le culte de la croissance et proposer une autre vision du progrès. Les premiers ont un argument : la croissance est favorable à l’emploi, et elle dégage des surplus économiques pour améliorer les conditions de vie et la protection sociale. Cette « loi » a été plus ou moins vérifiée dans le passé. On en déduit qu’elle doit s’appliquer à l’avenir. C’est faire preuve de peu d’imagination face à une crise systémique. Il est pourtant possible (voir Politis n° 969 et mon blog), sans croissance économique, de « relancer » l’emploi en jouant la carte de l’amélioration de la qualité et de la durabilité de la production (que les calculs de la croissance ignorent), sous réserve d’une forte réduction des inégalités, condition d’accès universel à des modes de vie soutenables. Des scénarios existent pour une agriculture, une industrie, des bâtiments, des transports et des énergies durables (négaWatt, étude récente de WWF…). Ils combinent les apports des technologies et ceux d’une sobriété réfléchie et différenciée (personne ne demande aux plus démunis d’être sobres). Ils exigent tous plus d’emplois que dans les organisations actuelles, qui sont à la fois productivistes, gaspilleuses et polluantes.

Cette autre relance passe non pas par la croissance mais par la solidarité (du local au global) et le partage. Partage du pouvoir économique et politique, partage des ressources économiques et naturelles, partage du travail, solidarité avec les générations futures. Aucune de ces formes de partage ne progressera sans des mobilisations puissantes contre les privilèges des possédants et des actionnaires. Mais aussi contre la religion du « toujours plus » créée par le capitalisme et dont il ne peut se passer.
Pour améliorer les conditions de vie de la majorité des Français en réduisant fortement leur empreinte écologique, pour éradiquer la pauvreté dans un monde durable, les ressources existent, sans exigence de croissance. Il faut « juste » les distribuer autrement. Les 0,15 % les plus riches du monde détiennent à eux seuls un patrimoine de 40 000 milliards de dollars, hors résidences principales. Un ISF mondial modeste au taux français rapporterait 600 milliards par an. C’est plus qu’il n’en faut pour atteindre à la fois les objectifs du millénaire adoptés aux Nations unies et l’objectif de division par deux des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2050.

En France, les réductions d’impôts directs décidées depuis 2000 en faveur des plus riches représentent un manque à gagner de 30 milliards d’euros par an pour les finances publiques, bien au-delà du seul « paquet cadeau » fiscal de Sarkozy en 2007. Si l’on y ajoute les réductions de cotisations sociales patronales décidées depuis 1992, dont au moins la moitié sont inefficaces en termes d’emploi, cela fait plus de 50 milliards par an ! D’énormes ressources publiques sont ainsi disponibles, sans croissance autre que qualitative, pour la « relance » d’un progrès social respectant les équilibres écologiques : éducation, santé et autres services publics, gardes d’enfants, personnes âgées, logement, mais aussi minima sociaux, contrôle public des banques, emplois jeunes de qualité, emplois durables dans de nouvelles activités d’utilité écologique et sociale, accompagnement de la reconversion des activités insoutenables. Elles permettraient d’investir massivement dans la « grande bifurcation » d’un système en faillite sur tous les plans.
Les « croissancistes » font penser à des pédiatres qui confondraient le développement d’un enfant avec sa prise de poids. Ils nous incitent à l’obésité économique, une pathologie qui peut être fatale. 2 % de croissance par an d’ici à 2100 signifie six fois plus de biens et de services produits. Indépendamment même de l’aggravation dramatique de la crise écologique que cette accumulation insensée provoquerait, franchement, six fois plus de quoi ? Quand arrête-t-on cette course folle ? Trop tard ou tout de suite ? La croissance fait désormais partie non pas des solutions, mais des problèmes.

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