Les bonnes raisons de voter

Denis Sieffert  • 28 mai 2009 abonné·es

Jamais autant qu’en ces fiévreuses journées de mai on n’aura parlé dans la presse d’insurrection et de révolution. Les salaires des cadres et les enquêtes sur les francs-maçons, et autres « réseaux de pouvoir », subissent de plein fouet la concurrence de « Marx » et du « peuple en colère ». Certes, si nos confrères s’encanaillent, c’est davantage pour conjurer que pour espérer. Mais que l’on veuille exorciser le « spectre » ou qu’on l’appelle de nos vœux, le résultat est le même : rien ne vient. Point d’états généraux et point d’hôtel des Menus-Plaisirs. Ni de Bonneville criant : « Aux armes ! » Pas de 1789 à l’horizon. Et pas davantage de février 1848. Pas même un petit Mai 68. Au passage, on observera que notre journal, sur le sujet, est resté plutôt sobre. Les insurrections ne se décrètent pas. Et nous sommes encore assez lucides pour imaginer que nos incantations sont dans ces affaires-là de peu de poids. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la France d’aujourd’hui aurait mille raisons de se révolter. Avec la crise et quelque 3,8 millions de sans-emploi, nous avons bien l’équivalent moderne de la disette de 1788. Et le bouclier fiscal vaut bien l’impôt censitaire de 1848. La colère circule de corporation en corporation. À chaque jour sa catégorie professionnelle. Ce lundi, c’était au tour des producteurs de lait, dont les revenus ont brusquement chuté de 30 %, de manifester leur détresse.

Quant aux privilèges, ceux que les révolutions abolissent, et que les temps ordinaires rétablissent, ils sont toujours là, arrogants, sous formes de salaires astronomiques ou de parachutes dorés. Toutes les conditions sont donc réunies. Rien ne manque. Pas même l’étincelle de la provocation : l’interdiction des Banquets de 1848 ou l’arrestation des étudiants de la Sorbonne au soir du 3 mai 1968. La hargne sarkozyenne à enfoncer le clou néolibéral remplit cette fonction. Ces « réformes » universitaires et hospitalières qui aggravent le mal et nous entraînent dans ce système de concurrence et de privatisation dont il faudrait précisément sortir, qu’est-ce donc sinon une provocation ? Un système failli qui persiste au mépris de toute raison et de toute justice. Car il n’y a pas pour nous, d’un côté, la crise qui ne serait que financière et, de l’autre, des plans gouvernementaux d’une autre nature. Les structures que Sarkozy met aujourd’hui en place constituent le socle idéologique du profit individuel le plus débridé et du malthusianisme social le plus injuste. Et de la liquidation de la notion même du service public. Étrangement, ce lien pourtant évident, que nous faisons ici entre les causes profondes de la crise et la politique gouvernementale, nous ne sommes pas si nombreux à le dénoncer. Mais il y a autre chose dans ce fond de l’air redevenu rouge qui souffle aujourd’hui : il y a cette agitation pseudo-sécuritaire qui remobilise les franges les plus réactionnaires de la population, et contribue à créer un climat de suspicion et de peur.

Ici, c’est un enfant de 6 ans qu’on interpelle à la sortie de l’école, là, un ministre qui préconise la fouille au corps pour les gamins des collèges. Ici et là, c’est l’abus de la détention préventive, la lettre de cachet, pour un mot de trop, pour un soupçon. On pense évidemment à l’interminable affaire Coupat, et ses dégâts collatéraux (voir à ce sujet le bloc-notes de Bernard Langlois). C’est la garde à vue pour une peccadille ou l’invention d’un délit imaginaire, comme pour ce professeur de philosophie coupable de s’être exclamé « Sarkozy, je te vois » alors qu’il assistait à une interpellation musclée en gare de Marseille. Le citoyen philosophe aurait créé, dit-on, un désordre sonore attentatoire à l’ordre public. Les débordements d’autorité commencent toujours par avoir quelque chose de grotesque. C’est d’ailleurs ce que notre professeur a mis en évidence avec une sorte de subversive innocence. Mais le rire ne tarde pas à se figer. En vérité, nous sommes face à un régime d’une incroyable vulgarité. Et tout est en place pour que la colère enfle et que les mouvements s’unifient. Mais on mesure bien aussi que des arguments pèsent en défaveur d’un vaste mouvement qui déborderait des cadres très institutionnels fixés par les syndicats. On ne saurait reprocher à nos concitoyens de réfléchir et de s’interroger sur les lendemains. Après tout, dans un contexte tout différent, n’oublions pas que la belle révolution de mai 1968 a débouché sur le vote de la peur et l’une des Assemblées les plus à droite de l’après-guerre.

C’est qu’il manque quelque chose que l’on peut appeler « débouché politique » ou, si l’on est d’humeur plus romantique, « espoir ». Ou encore, « alternative ». Ne revenons pas sur la faillite historique de ceux qui auraient eu vocation à construire cette alternative. Il en résulte un énorme décalage entre les nécessités du moment et les instruments à disposition pour « espérer ». Les « instruments », ce sont à la fois les forces politiques et les idées nouvelles. Des idées qui allient social et écologie, et nous aident à repenser de fond en comble notre rapport à la production et à la consommation. Nous nous inscrivons pour notre part dans tout ce qui peut être constitutif de ces forces nouvelles. Et, quelles que soient nos impatiences légitimes, les prochaines européennes constituent l’une de ces étapes. Elles mettent en concurrence des forces et des idées qui ne nous sont pas égales. Il nous revient de soutenir celles qui nous sont proches. C’est ce que nous ferons [^2]. C’est un enjeu pour le futur Parlement européen. Et c’est un enjeu dans la perspective d’avenir que nous venons d’évoquer. Nous y reviendrons plus longuement la semaine prochaine.

Retrouvez la présentation de l’édito en vidéo.

[^2]: Il n’échappera pas au lecteur que Bernard Langlois (voir bloc-notes) défend, à titre personnel, une autre position. Je crois pouvoir dire que l’appel au vote exprimé dans cet éditorial reflète plus fidèlement la position de la rédaction. Mais le point de vue abstentionniste existe, et il a ses arguments.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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