Une salle pour se shooter propre

À Paris, des associations ont présenté un lieu où l’on peut se droguer à moindre risque. Une simple démonstration puisque de telles structures sont interdites en France, malgré leurs avantages en termes de santé publique.

Olivier Doubre  • 28 mai 2009 abonné·es

En plein Paris, le 19 mai, une « salle de shoot » a ouvert pendant quelques heures ! Existant dans de nombreux pays, ce type de salle est désigné par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies sous le sigle SCMR, pour « Structure d’accueil avec possibilité de consommer à moindre risque des drogues psychoactives illicites ». Installée dans les locaux de l’association Asud (Auto-support d’usagers de drogues) à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre les hépatites, cette salle « de démonstration » – symbolique car illégale en France – a vu le jour à l’initiative d’un collectif [^2] regroupant, outre ASUD, les associations de malades Act Up-Paris (lutte contre le sida) et SOS Hépatites, rejointes par Gaia (structure issue de Médecins du monde travaillant en direction des usagers de drogues) et surtout l’importante Anitea (Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie). Des personnalités avaient en outre apporté leur soutien à l’initiative, dont le professeur Lowenstein, président de SOS Addictions, la sociologue Anne Coppel, présidente d’honneur de l’Association française de réduction des risques, et même le Mouvement des jeunes socialistes…

Un grand nombre de journalistes se pressaient ce jour-là pour visiter les quatre salles aménagées sur le modèle d’une salle d’injection suisse, Quai 9, qui fonctionne à Genève depuis 2001. Après le stand d’accueil recouvert de plaquettes de prévention, la seconde pièce est composée d’un bureau où un infirmier distribue le matériel stérile demandé par l’usager selon son mode de consommation (seringues, pailles ou pipe à crack) et de trois postes individuels face au mur avec, sur chacune des tables, du savon liquide, des crèmes cicatrisantes, des tampons imbibés d’alcool… Obligatoirement présent dans la pièce, l’infirmier peut à tout instant intervenir afin de prévenir les mauvaises pratiques, en premier lieu celles susceptibles d’entraîner une contamination par le virus du sida ou les hépatites. C’est là le premier objectif d’un tel dispositif de santé publique : réduire les risques sanitaires pour les usagers de drogues en offrant un environnement propre, calme et des conseils appropriés. En effet, les usagers de drogues sont ­souvent contraints de se faire des injections dans l’urgence et dans des lieux peu hygiéniques, comme des parkings souterrains, des toilettes de café ou des cages d’escalier. Or, un autre intérêt d’une structure de ce type est justement la sécurité et la tranquillité des riverains des quartiers concernés, en évitant ainsi la consommation de drogues dans les espaces publics ainsi que la dispersion de déchets potentiellement contaminants.

Enfin, un tel lieu est un outil privilégié pour les professionnels afin d’entrer en contact avec des personnes souvent en grandes difficultés et les plus éloignées du système de soins. En rompant l’isolement dû à la clandestinité de l’usage de drogues, les soignants peuvent, d’une part, engager un dialogue et orienter les personnes dans une démarche de soins, et, d’autre part, être au plus près des pratiques et des réalités des usagers de drogues afin d’apporter les réponses les mieux adaptées. C’est pourquoi, dans les autres pièces du local, une assistante sociale reçoit les personnes qui en font la demande, à côté d’un cabinet médical où un médecin assure une consultation. Enfin, plusieurs ordinateurs sont à disposition pour consulter Internet et entamer des démarches administratives.

Dans cette salle de démonstration sans aucune consommation de drogues illicites, du fait de l’interdiction en France de telles structures, certains journalistes présents regrettaient de n’avoir aucun usager en train de s’injecter devant les caméras… Il s’agissait, pour les associations, de rappeler en premier lieu la situation dramatique de l’épidémie d’hépatite C parmi les usagers de drogues en France. Ceux-ci sont en effet les premières victimes des hépatites, avec « une nouvelle contamination toutes les heures en France » , selon SOS Hépatites, qui déplore le silence vis-à-vis de ce fléau. Les « conditions d’hygiène effroyables » dans lesquelles s’injectent bien souvent les usagers les plus précarisés, souligne Pierre Chappart, d’ASUD, « sont particulièrement propices aux contaminations puisque, contrairement au VIH, qui meurt à l’air libre en quelques minutes, le virus de l’hépatite C peut résister plusieurs jours, même sur une surface sèche ».
Les associations entendent donc tirer la sonnette d’alarme sur cette situation catastrophique en termes de santé publique, puisque la France est un des rares pays occidentaux à n’avoir pas autorisé ce type de structure, essentiellement « par manque de volonté politique » , selon Pierre Chappart, alors qu’elles existent au Canada, en Australie et même en Afghanistan. Réponse pragmatique à une situation d’urgence, l’Allemagne en compte plus de vingt, l’Espagne trois, le Luxembourg une, et la Suisse plus de trente.

La Suisse est en effet un des pays en pointe sur la question. On se souvient des terrifiantes images au début des années 1990 de jardins publics (comme le célèbre Platzspitz de Zurich) envahis par des dizaines de personnes en train de s’injecter au milieu des seringues et autres déchets devant des passants terrifiés. Le pays a donc dû répondre rapidement à cette urgence sanitaire et sociale. Le docteur Anne François, qui travaille à Quai 9, dont se sont inspirés les organisateurs de la salle de shoot parisienne, a fait le déplacement à Paris pour expliquer la réussite du travail des salles de consommation en Suisse en matière de santé publique mais aussi de lutte contre l’exclusion des usagers de drogues dans la vie sociale. Elle souligne qu’il a fallu un «  certain courage politique » au début pour convaincre de l’utilité de telles structures. Entièrement financé par l’État, Quai 9 constitue d’abord une véritable « aide à la survie » pour des personnes extrêmement précarisées. Si l’extrême droite a d’abord organisé une violente campagne contre l’ouverture d’un « shootoir » , qui allait devenir un « lieu d’incitation » à la consommation de drogues, le nombre d’utilisateurs est toujours resté stable. Mais ce sont en fait les riverains qui ont rapidement admis son utilité : les usagers de drogues ont quasiment disparu des rues et des cages d’escalier durant les heures d’ouverture de Quai 9. À tel point que certaines des voix les plus conservatrices réclament aujourd’hui une ouverture 24 h/24 ! Or les médecins et les éducateurs de la structure y sont opposés : «  Il ne s’agit pas d’exclure les usagers de drogues de la ville » , explique Anne François. « Au contraire, nous formons avec des équipes mixtes, de salariés et d’usagers, les concierges à bien réagir face à une personne en train de consommer. D’autre part, nous offrons un petit job à des usagers qui partent en équipe pour ramasser les seringues et les déchets liés à la consommation dans les rues : les habitants voient ainsi qu’ils s’investissent dans la vie de la cité. Et les tensions dans le quartier se sont nettement apaisées. » Mais, surtout, le système de soins suisse, parmi les meilleurs du monde, a obtenu, grâce à une palette d’outils multiples, des résultats impressionnants en termes de baisse des overdoses (rarissimes aujourd’hui) et des contaminations par le VIH et les hépatites.
Devant le retard français, les militants associatifs du collectif demandent aujourd’hui que la France institue un « projet cohérent en termes de santé publique et de politique de la ville » en prenant exemple sur ses voisins parce que, face aux épidémies, « le temps presse » . C’est pourquoi l’initiative parisienne du 19 mai voulait d’abord « bousculer les mentalités » . Le chemin sera sans doute encore long.

[^2]: . ou www.actupparis.org.

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