Vive la Crise ?

Bernard Langlois  • 25 juin 2009 abonné·es

Modèle français

La France, qui a les moyens, vient donc de s’offrir à grands frais (on parle de 800 000 à un million d’euros) un discours du Trône. Comme si la foire ne suffisait pas. La Cour s’était rassemblée autour de la Reine, en surplomb de l’assemblée des élus venus respectueusement recueillir la parole du souverain : seuls communistes et Verts ont eu le bon goût de s’abstenir, les solfériniens ayant, comme d’habitude, le cul entre deux banquettes. On a pu voir à la télé l’arrivée du monarque, dans un interminable parcours dandinant et solitaire entre deux rangées de gardes sabre au clair ; on a ensuite pu l’écouter pendant trois quarts d’heure : une bonne parole, assurément, un mixte de Nicolas Hulot, de Raymond Soubie et de Claude Guéant, avec péroraison (en évocation du «  vieux pays » inséré dans un « vieux continent » de « vieille civilisation » ) signée Guaino.

Rien d’irrecevable ni de scandaleux, disons-le tout net. Rien de vraiment neuf non plus, depuis qu’on écoute notre Fregoli présidentiel et qu’on connaît son aptitude à s’approprier idées, symboles et discours les plus opposés à ce que lui-même représente, personnifie et met en œuvre (étaient cette fois mis à contribution, outre Jules Ferry, le Conseil national de la Résistance et ce pacte social par lui tricoté aux heures noires de l’Occupation), rien de concret non plus, pour donner chair à ce qui est censé être le deuxième temps du quinquennat, si ce n’est l’annonce d’un grand emprunt à venir, entièrement destiné à l’investissement, et dont les objectifs, le montant et les modalités seront – promis ! – entièrement discutés avec le Parlement, les partenaires sociaux et autres forces vives. Rengaine archiconnue : rien n’était fait avant moi, il est grand temps que ça change, et rien ne m’arrêtera sur la voie des réformes ; avec ces accents nouveaux que la crise mondiale impose (elle est loin d’être finie, « rien ne sera plus comme avant » ) et qui scandent la nécessité d’un « nouveau modèle de croissance ».
Qu’on se le dise : nous sommes entrés dans des temps tout neufs, et le « modèle français » , dont on croit se souvenir que le candidat Sarkozy le jugeait obsolète, « a de nouveau sa chance » .
Vive la Crise, en somme [[Crise qu’il convient de prendre au sérieux, ce qui n’empêche pas d’en traiter avec humour
(et pédagogie) : la preuve, le petit bouquin malicieux de l’économiste et coprésident d’Attac, Jean-Marie Harribey : Raconte-moi la crise, éditions du Bord de l’eau, 192 p., 14 euros. Un pastiche, sinon rien !)]] !

Cerises

Sur ce gros gâteau, quelques cerises croquées au vol :
–  « La burqa n’est pas un signe religieux, mais un signe d’asservissement de la femme » qui n’a pas sa place dans la République, le Parlement doit se saisir du problème (mon commentaire : quoi qu’on pense de la question, qui n’est peut-être pas la plus urgente que nous ayons à résoudre, serait-ce trop demander aux acteurs du débat public d’user des mots justes ? Il n’y a pas de burqa en France, ou quasi pas ; en revanche, quelques centaines de femmes portent le niqab  ; parlons donc de « voile intégral », ce qui vaut pour toutes les vêtures traditionnelles en débat).
– La sécurité est une priorité, il n’est pas admissible que des milliers de peines prononcées ne soient pas exécutées, « faute de place dans les prisons »  ; lesquelles prisons sont, par ailleurs, « une honte » pour notre pays. Nous allons donc en construire de nouvelles (mon commentaire : on peut peut-être aussi penser que beaucoup de détenus n’ont rien à faire derrière les barreaux…).
–  « Pas un euro d’argent public ne doit être gaspillé » (mon commentaire : celle-ci, de cerise, n’est-elle pas la plus goûteuse ? Nous n’avons jamais eu chef d’État aussi dépensier, aussi jeteur d’argent par les fenêtres – et cet impromptu versaillais, avec sa pompe, en est le dernier exemple en date ; comme si le même discours ronflant ne pouvait se faire à bas coût dans le studio permanent de l’Élysée !).
Prochain épisode du spectacle des productions du Château : le remaniement. On s’attend à du pas-grand-chose.

Continuité

S’il est une vraie continuité dans les affaires de la République, elle tient à la désinvolture avec laquelle ses caciques de tous bords traitent des scandales qui l’éclaboussent.
On se souvient de de Gaulle et de l’enlèvement de Ben Barka ( « affaire vulgaire et subalterne » ) ; de Mitterrand, jamais au courant de rien, même pour ce qui concernait ses plus proches amis ; de Chirac, se tirant des flûtes avec quelques «  pschitt ! » et un «  abracadabrantesque » rimbaldien… Nous risquons fort de n’en pas savoir beaucoup plus sur le dernier scandale en date, celui des conditions de l’attentat du 8 mai 2002 contre des salariés de la Direction des constructions navales (DCN) à Karachi (14 tués, dont 11 Français) : Al Qaïda, ou sa mouvance, n’y serait pour rien ; mais bien les services secrets pakistanais, faisant ainsi payer à la France le non-respect d’une clause confidentielle d’un contrat d’armement (des sous-marins) entre les deux pays. Le contrat avait été passé par Balladur (Léotard à la Défense, et les deux Nicolas en première ligne : Bazire au cabinet, Sarkozy au Budget) et prévoyait un bon paquet de millions de commissions pour les décideurs pakistanais et un intermédiaire syrien ; élu en 1995, Chirac donne l’ordre d’interrompre les versements. Pas par vertu, mais parce qu’il soupçonne qu’une partie (on appelle ça rétrocommission) est destinée à payer la campagne menée contre lui par son ami de trente ans… Rumeurs ? Oui, mais émanant des deux juges d’instruction chargés de l’affaire, qui en ont fait part aux familles des victimes. Ce qui leur donne une certaine crédibilité… Réaction de Sarkozy : « C’est grotesque, voilà, c’est ma réponse. Alors qu’est-ce que vous voulez que je vous dise […]. Pour son financement, M. Balladur aurait accepté des commissions qui n’auraient pas été payées ensuite et ça a donné Karachi… Mais enfin, respectons la douleur des victimes. S’il vous plaît, mais qui peut croire à une fable pareille ? »
Circulez, rien à voir !

Huis clos

Bien malin qui prétend, sur la tragédie qui se déroule en Iran, avoir tout compris et tout savoir de la réalité des faits.
En Occident, on a sans coup férir adopté la thèse de la fraude. Pas tout le monde, toutefois [^2]. Moscou (visite officielle d’Ahmadinejad), Pékin, les pays arabes et la plupart des État du Sud progressistes (Chavez, mais aussi Lula) tiennent le président sortant pour réélu à la régulière. D’où la prudence d’Obama, qui sait trop bien à quelle explosion pourrait conduire une situation qui dégénérerait. Comme l’écrivait Denis Sieffert la semaine dernière, il y a bien deux Iran face à face, l’Iran des villes (et de Téhéran d’abord), de la bourgeoisie, de la jeunesse instruite qui rêve de secouer la chape de plomb du régime – et a voté pour Moussavi ou les autres réformateurs –, et l’Iran des faubourgs et des campagnes, de la paysannerie miséreuse, d’un prolétariat illettré, qui voit dans Ahmadinejad son meilleur défenseur. Et, bien sûr, seul le premier Iran a notre oreille, puisque seul il s’exprime de façon moderne (Internet et Cie) et intelligible pour nous. À noter, l’explication des événements que donnent des opposants laïques au régime sur un site français : depuis le début, tout est bidonnage et intox. Moussavi, qui comme les autres est du sérail, a fonctionné comme un leurre. Le régime a organisé un simulacre de débat démocratique, mais il s’est pris les pieds dans le tapis (persan…) et il est maintenant aux prises avec un vrai mouvement de révolte autonome. Possible. Et c’est vrai aussi que nous avons appris à nous méfier de toutes ces « révolutions de velours » de diverses couleurs qui ont fleuri un peu partout dans l’ex-glacis soviétique, un peu trop manipulées, croit-on savoir, de l’extérieur (et trop vite célébrées par BHL et consorts !).
Reste qu’un régime qui réduit le pays au silence et, à huis clos, réprime sauvagement sa jeunesse (fût-elle urbaine et favorisée) ne mérite nulle indulgence.

Courlande

Quand Jean-Paul Kauffman s’en va visiter la Courlande [^3]
, madame l’accompagne, qui veille au grain : sait-on jamais ? Si des fois son séducteur de mari retrouvait son amour de jeunesse, cette blonde Québécoise aussi réservée en public qu’ardente au déduit, venue découvrir la terre de ses ancêtres (je blague, hein, Joëlle !) ?
Le livre commence donc par l’évocation de cette amourette de jeunesse, qui a visiblement laissé à l’auteur des souvenirs humides d’émotion. Qui donc, avant JPK, connaissait la Courlande, cette province improbable de Lettonie ? Nous n’aurons plus d’excuses. Car l’auteur ne fait jamais les choses à moitié, et quand il voyage – à bord d’une petite Skoda rouge de location –, il ne fait pas que passer. Il arrive en été aux bords de la Baltique, et tourne vite le dos à cette mer qu’il trouve « revêche et toujours irritée » . Il sera encore là en hiver, louant une maison au bord d’un lac, finissant par acheter la Skoda (une affaire, paraît-il) : c’est que, pour bien comprendre ce pays-là, il faut, n’est-ce pas, le goûter aussi sous la neige et dans les grandes tourmentes hivernales. Parti avec une commande d’article pour un journal de tourisme qui entre-temps a fait faillite, il finira, au bout d’une longue gestation, par nous sortir un vrai livre, érudit comme il sait faire, écrit avec des précisions géométriques, des mots rares et un luxe d’images, de senteurs et de bruits. Galeries de personnages attachants et pittoresques : de la jeune Française culottée, lectrice dans une université perdue de cette ville portuaire où la flotte soviétique avait son attache – et où maintenant des touristes friqués (et très cons, je trouve) vont se faire enfermer pour la nuit dans une cellule glaciale de l’ex-KGB, tourisme de l’extrême, qu’ils disent –, au Herr Doktor de Westphalie, professeur dans une école de design, qui court en famille les châteaux des anciens barons germano- baltes, descendants des chevaliers teutoniques (splendeurs déchues, comme ces dynasties qui tinrent longtemps le Grand-Duché avant d’en être chassées par les émeutes paysannes au début du siècle dernier), en passant par un « rocker polytonal » du genre pot de colle (et qui vien­­dra des années plus tard taper l’incruste jusqu’au domicile parisien du couple !), sans compter des dizaines de fantômes qui hantent encore le pays : une tsarine, un roi de France, un mage italien et Crocodile Dundee en personne… Il ratera de pas grand-chose ce « Résurrecteur » (un fonctionnaire allemand chargé de retrouver les corps perdus des soldats du Reich tombés sur place) qu’il s’était engagé à rencontrer pour complaire à une amie alsacienne, fille d’un « malgré-lui » privé de sépulture, et croira dix fois croiser Mara, la blonde amie d’autrefois qui – le croirez-vous ? On l’apprendra sur la fin, Jean-Paul sait boucler une histoire – vit maintenant en Courlande, grand-mère paisible, où elle est venue s’installer après que les Soviétiques en ont été chassés.
Il est temps de quitter la Courlande, « dernière écluse entre les mondes germanique et slave » . Jean-Paul Kauffmann nous aura fait faire, une fois encore, un beau voyage, aussi curieux que ­dépaysant.

[^2]: Voir le Washington Post, par exemple : « Alors que les médias occidentaux signalaient depuis Téhéran, dans les jours qui ont précédé l’élection, une vague d’enthousiasme en faveur de Mir Hossein Moussavi, principal opposant d’Ahmadinejad, notre sondage scientifique effectué dans les 30 provinces du pays révélait une nette avance pour Ahmadinejad. » (Ken Ballen et Patrick Doherty, 15 juin 2009.) Article complet sur le site :

[^3]: Courlande, Jean-Paul Kauffmann, Fayard, 300 p., 19, 50 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 11 minutes