Croisons le fer !

Bernard Langlois  • 17 juillet 2009 abonné·es

Courrier

D’un lecteur, ce petit mot qu’on me fait suivre : « Bernard, il te faut retrouver bon sens et sens des réalités sans tarder. D’avance merci. » Rien de plus. Que répondre, sinon par l’apostrophe de Cyrano : « Ah non ! C’est un peu court jeune homme ! »
Jeune, je ne pense pas que l’épithète convienne. Mon correspondant serait plutôt du genre vieux militant socialiste et/ou syndicaliste blanchi sous le harnais. Du reste, il ne tient qu’à moi d’en savoir plus, le mot n’est pas anonyme : je dispose d’un nom, d’une adresse et même d’un numéro de téléphone. Un nom qui ne m’évoque rien, mais je n’ai guère de mémoire, peut-être s’est-on croisé dans une vie antérieure. Jean (c’est son prénom), je t’invite à m’écrire plus longuement pour développer un peu ce qui me vaut cette (amicale) interpellation : nous en ferons profiter les autres lecteurs, ça nourrira le débat.
En fait, je vois bien ce qu’on me reproche, et un autre lecteur ne me l’envoie pas dire, dont la lettre a été publiée dans le numéro du 9 juillet (un Jean encore, mais pas le même, celui-ci est de Pau, le premier des Hautes-Alpes). En cause, ma critique des directions syndicales sur la façon dont elles ont « encadré » , jusqu’à l’étouffement (c’est mon point de vue), un mouvement de contestation sociale qui ne demandait qu’à s’épanouir. Pour ce Jean-là – mais reportez-vous à sa lettre publiée –, si la colère du peuple contre la politique du gouvernement était si forte (que je le dis), « elle se serait manifestée lors des élections du 7 juin ; or, les résultats des exprimés furent interprétés comme une adhésion à cette politique, les abstentionnistes lui apportant une caution, même involontaire ».
L’abstentionniste que j’ai été pour ces élections – deuxième reproche implicite, si je comprends bien – a donc été une sorte d’idiot utile pour Sarko et sa bande.

Embarras

Notez bien, quand même, la formulation qu’emploie notre lecteur, et qui dénote son embarras : il ne dit pas que les élections ont été un succès pour la droite, mais qu’elles ont été « interprétées » comme telles.
Interprétées par qui, dites ? Sinon par le pouvoir lui-même, qui n’a cessé de s’autocongratuler ; et par la presse inféodée, qui a fait chorus. Mais qui nous oblige à faire nôtre cette «  interprétation »  ? Pourquoi faudrait-il tomber dans tous les panneaux d’une propagande orchestrée qui passe son temps à nous faire prendre des vessies pour des lanternes – et accessoirement un système oligarchique corrompu pour un modèle de démocratie représentative ? Et en quoi cette « interprétation » valide-t-elle la réalité, que je vois, moi, dans l’abstention, comme le rejet massif, spectaculaire, impressionnant des classes populaires pour cette élection sans véritable enjeu autre, pour les partis, que d’écarter quelques gêneurs en disgrâce et de distribuer quelques prébendes à des obligés ; et pour la classe dirigeante en général, que de conforter une construction européenne où droite et gauche (on ne sait même plus ce que ces mots veulent dire) s’entendent comme larrons en foire pour perpétuer le règne du Spectacle (au sens où l’entendait Debord : c’est-à-dire de la marchandise et de la finance) ? Et veut-on un exemple tout chaud de cette connivence dans ce Parlement européen tout neuf ? Il suffit de lire, dans Le Monde du 9 juillet, p. 9, le filet signé du correspondant à Bruxelles Philippe Ricard, titré : « Les conservateurs et les socialistes se partagent la présidence du Parlement [[« Le Parti populaire européen (PPE) et les socialistes ont signé un “accord technique”, mardi 7 juillet à Bruxelles, pour se partager la présidence du Parlement européen. Le candidat du PPE (conservateurs), l’ancien Premier ministre polonais Jerzy Buzek, devrait être élu le 14 juillet à la présidence de l’hémicycle pour la première moitié de la législature. L’Allemand Martin Schulz, président du groupe socialiste, est officieusement en lice pour la seconde moitié. Les principaux groupes négocient pour se répartir les présidences de commissions […]. Les différents groupes pourraient enfin s’orienter vers un vote de confirmation du président de la Commission, José Manuel Barroso, le 16 septembre. »
La « technique » a bon dos !]]. »

Des boycotteurs ou de ceux qui sont allés à l’urne, qui donc est « caution » , qui fait le jeu de qui ?

Langue de bois

Restons encore
un peu avec mon contradicteur palois, et suivons-le dans
sa défense et illustration
des pratiques syndicales
(au sommet, ce sont elles que je mettais en cause).
À l’opposé de mon appréciation (mais pas seulement la mienne : je citais, dans le bloc-notes qu’il prend pour cible, un communiqué de syndicalistes de la CGT et du FSU en opposition avec leurs centrales [^2], je n’inventais rien), il exprime l’opinion que « les responsables syndicaux nationaux, [loin] d’avoir cassé l’élan populaire […], ont fait preuve de beaucoup d’esprit de tolérance et de sens de responsabilité pour préserver l’unité comme cadre favorable au développement des luttes » . Dans le genre langue de bois, difficile de faire mieux… Mais, après tout, notre lecteur a bien le droit de penser ce qu’il pense, et de le dire en mélèze ou en acajou. Ah, l’unité syndicale ! Surtout ne rien faire, sinon du surplace, pourvu que ce soit dans l’unité ! Quand des travailleurs perdent leur boulot par dizaines de milliers, que certains sont acculés au désespoir au point de ne plus voir d’issue que dans le suicide ou l’action violente (à l’heure où j’écris, les ouvriers de Châtellerault menacent de faire sauter leur usine), faut-il donc se féliciter que la riposte syndicale se borne à organiser un défilé «  tous ensemble, tous ensemble, ouais ! » tous les deux mois ? D’ailleurs, sauf erreur, même Mailly, après le fiasco de la dernière « journée nationale » , renâcle à poursuivre dans cette voie sans issue. Pas notre interlocuteur, à qui on ne la fait pas, hé, hé ! La preuve que la stratégie (ou si c’est la tactique ?) syndicale est la bonne, c’est que « gouvernement et patronat ne s’y trompent pas, ils développent des efforts pour casser cette unité par tous les moyens, y compris en “félicitant” les organisations pour tenter de jeter le discrédit sur elles » .
L’idée ne viendrait pas au signataire
que ces félicitations puissent être sincères, « gouvernement et patronat » étant ravis d’avoir affaire à des interlocuteurs aussi « responsables » pour continuer à mener, avec leur bénédiction, une guerre de classe sans merci [^3].

Résistants

Et pour en finir (provisoirement, j’adore ferrailler avec mes lecteurs), notons encore ceci, en péroraison : « On peut trouver déplacé que celui qui prônait l’abstention se pose en donneur de leçons à ceux qui, dans un contexte difficile, essaient d’organiser la résistance. »
Ce à quoi je réponds – sur l’abstention, j’ai déjà donné – que la nature même du genre journalistique ici pratiqué (avec pas mal de différences selon qu’il s’agit de l’éditorial – censé engager peu ou prou le journal lui-même –, du bloc-notes ou des diverses tribunes libres – qui n’engagent, lui et elles, que leur signataire) est d’exprimer des opinions, que le lecteur partage ou pas. Quand il les partage, tout baigne : le lecteur est content de lire des jugements, des coups de cœur ou de gueule qui rejoignent les siens (et il le fait savoir ou pas, le plus souvent pas) ; quand il ne les partage pas, alors il se fâche (parfois), et quoi de plus cinglant que de traiter l’autre de « donneur de leçons »   ? Mais oui, mon bon Jean (de Pau), je suis bien, nous sommes, en quelque sorte, des donneurs de leçons – en ce sens où nous proposons (nous aussi) une « interprétation » des faits à laquelle personne n’est obligé d’adhérer – et chacun notera, du reste, que nous pouvons avoir, entre nous, des interprétations assez divergentes. Alors, pour que nous fassions l’unanimité de nos lecteurs… Mais j’ai bien reçu le message et m’efforcerai d’en tenir compte : les dirigeants de nos grandes centrales syndicales sont des Résistants.
« Entre ici, François Chérèque, avec ton terrible cortège… Et toi aussi, Bernard Thibaud, avec le peuple né de l’ombre… »

Un homme, un âne.

Je vous quitte sur une recommandation dont vous ferez bien, comme du reste, ce que vous voudrez.
Un voyage à pied d’une semaine, en compagnie d’un âne (bâté et porteur des bagages) autour de la montagne de Lure, sous le plus beau ciel de France. La Haute Provence au pas d’homme et de bourricot, les deux, on verra, ne s’accordant pas toujours : Gégé et Juju, eux aussi, à leur façon, font de la résistance. À la modernité. À la vitesse. À l’impatience. À la saleté. Au bruit des moteurs et à la consommation sans frein.
Un petit bouquin frais comme un rosé de Provence, comme un bouquet de lavande. Parsemé de réflexions sur le monde (qui est si moche) et la vie (qui est si belle) ; un dialogue recréé entre l’animal et son maître, avec des doutes, parfois, pour savoir qui est le maître et qui l’animal… Le tout illustré des photos de ce voyage insolite, qui se réfère à celui de Stevenson dans les Cévennes (que je n’ai pas lu, mais que je vais, tiens, si je mets la main dessus). Une heure de lecture délicieuse, à déguster et à offrir, commande directe chez le producteur [^4], une bonne maison.
Enfin, je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire la leçon.

[^2]: Extrait d’un communiqué du Collectif national pour un Front syndical de classe mis en place par les initiateurs CGT et FSU de la « lettre ouverte aux états-majors syndicaux ». Pétition ici : , et vous pouvez leur écrire ici : collectif.syndical.classe@laposte.net

[^3]: Dans le même ordre d’idées, on se souvient peut-être des éloges appuyés du Financial Times ou du Wall Street Journal à l’adresse du gouvernement Bérégovoy, ou de leur engouement pour l’excellence de la gestion d’un Fabius ou d’un Straus-Kahn à Bercy ? Idiot que je suis : ce n’était qu’un moyen insidieux de discréditer ces grands hommes de gauche aux yeux de la classe ouvrière !

[^4]: Gérard Ponthieu, le Tour d’un monde en sept jours avec un âne en Provence, Le Condottiere, 120 p., 12 euros. Commande chez l’auteur : La Jazzine, 73, allée du Castellas, 13770 Venelles, et sur son blog « C’est pour dire »,

Edito Bernard Langlois
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