La société écran

Les thèmes de débat qui ont envahi l’espace public au cours de ces deux décennies ont au moins un point commun : leur hypermédiatisation. Cela n’a pas été sans infléchir les opinions ­exprimées.

François Cusset  • 23 juillet 2009 abonné·es

Où est passée la société ? Elle avait remplacé « le social » au cours des années 1980, mis à bas par les nouvelles règles du travail et de la fatalité économique, avant de se dissoudre elle-même dans les vapeurs médiatiques des années 1990. À mesure que fleurissaient, dès après 1989, les nouveaux débats de société lancés par les médias et toute une novlangue de consultants sur le « sociétal » ou les « tribus affinitaires », cette abstraction de magazine nommée « la société » perdait les quelques repères qui en dessinaient jusqu’alors les coordonnées : les normes dominantes, brouillées par l’individuation des styles de vie ; le double socle des traditions et de la transmission, rongé par la rupture des filiations (et les identités de substitution offertes par les médias et l’Internet) et par la crise de l’éducation ; les identités locale ou nationale, dévalorisées au profit de la panacée européenne et d’une nouvelle uniformité mondiale ; et les classes sociales elles-mêmes, qui, pour n’avoir pas disparu (contrairement à ce qu’en disent sondeurs et publicitaires), sont devenues des catégories floues et changeantes, à force de flexibilité, d’anomie et de déclassement.

Pourtant, aux murs qui semblent être ainsi tombés au cœur de la vie sociale – murs des classes, des normes ou des identités figées –, les évolutions de la société néolibérale depuis 1989 sont venues substituer d’autres parois, moins visibles, plus mobiles, mais plus oppressives encore. À commencer par la distance infranchissable à sa propre vie, individuelle et collective, qu’impose la démultiplication infinie des filtres médiatiques, du bouquet satellite aux médias d’information en continu et aux nouveaux réseaux de communication. Les années 1989-1991 ne sont-elles pas, de fait, celles où une révolution historique est célébrée en mondovision par un show publicitaire de 14 Juillet, et où une guerre d’une ampleur inédite (la « coalition » de 1991 contre l’Irak de Saddam Hussein) n’atteint les foyers qu’à travers l’écran sans image de CNN ?

Aussi arbitraires que soient une sélection et la notion même de « phénomènes de société », on peut répartir ceux-ci, pour les deux dernières décennies, en cinq grandes thématiques. Un premier ensemble renvoie aux questions d’immigration et d’intégration, et à cette figure nouvelle, elle-même ­déréalisée par les médias, nommée « banlieue ». Tout se passe comme si, guerre froide et communisme d’État soudain oubliés, une nouvelle menace, un nouvel ennemi fabriqués de toutes pièces s’imposaient en quelques mois au sein du débat public : émeutes de Vaulx-en-Velin en 1990, premières affaires nationales du « voile » islamique à l’école (Creil en 1989, Nantua en 1990, Mantes-la-Jolie en 1994, etc.), descente à Paris des jeunes des cités lors des mouvements lycéens de 1993… Le fossé social et culturel entre les banlieues défavorisées et le reste de l’espace social n’ira qu’en s’élargissant dans les années suivantes, sur fond de précarisation, de diabolisation plus ou moins délibérée de l’islam et des « communautés » (la fièvre anticommunautariste des élites françaises creusant encore le décalage avec le reste du monde), mais aussi de montée continuée du racisme – les meilleurs scores électoraux du Front national étant atteints en 1994 et 2002.

L’hystérie de certains commentateurs, comme ceux qui voient en 1989 dans le port du voile un « Munich » de l’école républicaine, et le rôle nouveau sur le terrain d’associations militantes mais aussi religieuses importent dans le chaudron des banlieues les grandes lignes de partage de la géopolitique mondiale, à commencer par l’interminable conflit israélo-palestinien. Parfois avérés, souvent mythifiés, les retours supposés d’une islamophobie coloniale et d’un antisémitisme criminel s’effectuent en parallèle, au gré d’un âpre débat et d’une compétition symbolique inédite.
Second phénomène, non moins prégnant, la recrudescence des affaires de corruption et la montée en puissance de quelques « petits juges » acharnés à faire la lumière (Thierry Jeanpierre, Renaud Van Ruymbeke, Eva Joly…) placent le détournement d’argent mais aussi la procédure d’instruction à l’avant-scène du spectacle social : affaire Boublil-Péchiney en 1991, affaire Noir-Botton en 1992, affaire OM-Valenciennes en 1993 (l’année où les allégations de corruption à l’encontre de Pierre Bérégovoy le poussent au suicide), affaire Carignon en 1994, affaires Bernard Tapie ou du sang contaminé tout au long de la décennie 1990, jusqu’aux affaires Kerviel et Madoff d’aujourd’hui, qui, pour engager des montants supérieurs (et un contexte différent), restent des affaires d’argent « détourné ».

Donnant lui aussi à la justice un rôle inédit, le troisième phénomène consiste dans l’ensemble des affaires de mœurs et des évolutions légales qui ont débouché, en quelques années, sur une judiciarisation sans précédent des comportements individuels, notamment sexuels. Avec le Pacs en 1997 et le débat d’aujourd’hui sur l’homoparentalité, l’homosexualité devient affaire législative. Avec les premières affaires de harcèlement sexuel au bureau mais aussi, dans un tout autre genre, la chasse aux pédophiles (du Belge Dutroux à l’affaire d’Outreau), les questions de la manipulation et du consentement sexuels envahissent les prétoires. Et avec la lutte contre le sida, mais aussi les conseils en sexologie prodigués par les médias et l’explosion de la procréation médicalement assistée, ce sont une flopée d’experts, de juristes, de coachs et de représentants des géants pharmaceutiques qui s’invitent bientôt entre nos draps, là où les institutions de la Loi et du Marché n’avaient que rarement ­pénétré.

­­­Un quatrième phénomène est ­indissociable de cette psychologisation autoritaire et de cette intimisation surexposée de l’existence : l’emballement d’un narcissisme sur écran d’un genre nouveau, grâce au dogme de la transparence des existences ordinaires (qui n’ont entre elles que ces « petites différences » analysées jadis par Freud), qu’il s’agisse de la semaine de gloire offerte aux candidats des émissions de télé-réalité (« Loft Story », 2001) ou des espaces d’expression subjective et d’affinités codées ouverts par l’Internet et sa blogosphère. L’égotrip sur écran n’est pas réservé aux jeunes corps, les seniors ayant eux aussi leur part du gâteau : le cinquième phénomène est l’apparition d’un marché du troisième et du quatrième âge, sur fond de crise des retraites et de conflit intergénérationnel larvé (les baby-boomers jouissant de la dernière retraite généreuse pendant que les jeunes se débattent entre chômage et nouvelles lois sécuritaires).

Des prothèses médiatiques aux nouveaux contrôles de la santé et du comportement, des bulles d’existence étanches à la criminalisation des déviances, ce qui relie ces cinq grands thèmes n’est autre qu’une peur diffuse. Renforcée par le contrôle obligé de soi et l’irruption dans chaque foyer de tous les malheurs du globe, cette peur débouche sur l’impuissance collective et le refuge dans des sphères de plus en plus compartimentées. Ruche faite de ces bulles et de ces sphères, « la société », vingt ans après la chute du mur de Berlin, se définit bel et bien comme un lacis de cloisons subtiles, de Facebook au boulevard périphérique, à l’abri desquelles le lien social et la résistance collective achèvent de se dissoudre – malgré les minorités actives et les mouvements sociaux.

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Chute du Mur : 20 ans après
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