Et Robert Crumb créa Dieu

Le pape de la bande dessinée underground illustre la Genèse.
Fidèle mais distancié.

Marion Dumand  • 29 octobre 2009 abonné·es

L’attente était à son comble. Crumb, le père de la BD underground américaine, le roi du fantasme illustré, le fou de fesses, s’attaque au fondement de notre civilisation occidentale : la Genèse. Plus simplement, il l’adapte en bande dessinée, et avertit d’office les lecteurs qui y chercheraient une version délirante et sacrilège : « Moi, Robert Crumb, l’illustrateur de ce livre, ai, au mieux de mes aptitudes, fidèlement retranscrit chaque mot du texte original que j’ai puisé à diverses sources. » Il n’y a pas de fornications intempestives ni d’autoportrait en prophète, dans cette Genèse, mais la vision d’un auteur passionné par les mythes des civilisations pré-occidentales, pour qui ce livre du Pentateuque en est un des principaux. Ni plus ni moins. C’est pour cette raison qu’il lui est fidèle et souligne ce paradoxe : « Toutes les autres versions de la Bible en bande dessinée que j’ai vues contiennent des morceaux de dialogues et de narration entièrement inventés, en une tentative de rationalisation et de “modernisation” des Écritures, et, pourtant, ces diverses Bibles en BD prétendent toutes adhérer à la croyance que la Bible est “la parole de Dieu” ou qu’elle est “inspirée par Dieu”, alors que moi, ironiquement, je ne crois pas que la Bible soit “la parole de Dieu”. Je crois que c’est la parole des hommes. »

Crumb n’est pas un béni-oui-oui. Respectueux, le travail d’adaptation ne cache pas les incohérences du récit, n’en coupe pas les longueurs – ces généalogies en forme d’énumération –, en respecte le vocabulaire, où « semence » tient lieu de « descendance ». Prise entre mythe et histoire, la Genèse est un texte « daté », cartographié. Il fut outil de conquêtes politique (celle des ­prêtres) et sociale (le glissement du matriarcat vers le patriarcat) et, à ce titre, modelé, traduit, reconstitué. Rares sont les libertés prises, et, quand elles le sont, le dessinateur s’en explique : « Dieu veut détruire les hommes parce qu’ils ont fait le mal. Mais il n’est pas dit ce qu’est ce mal. Ce fut à moi de l’inventer. » Sous la plume de Crumb, Sodome et Gomorrhe ne se perdent pas par le sexe, mais par l’inhospitalité et la violence de leurs habitants.

La Genèse, version Crumb, pose un regard presque naïf sur un texte dont on peine, même athée, à oublier le poids du sacré. Les images aident à l’aborder plus simplement, plus littéralement. L’entrelacement de Sara et Isaac exprime tout le réconfort de l’amour ; la silhouette de Jacob, l’accablement d’un père qui a perdu son fils. Parce que ce monde est lointain, Crumb a dû revenir sur ses premiers dessins, grâce aux réactions d’un ami : «  Il a bien ri de la façon dont j’avais dessiné les vêtements, qui ressemblaient, disait-il, à des peignoirs de bain d’aujourd’hui, et les tentes qui semblaient sortir d’un magasin d’articles de sport. »

La Genèse recouvre alors ses Bédouins et leurs troupeaux de brebis, oppose sédentaires et nomades, la luxuriance égyptienne au désert du Negeb. Elle déploie toutes les palettes de conflits familiaux, d’hostilité humaine. Crumb nous fait partager tout à la fois son amour et sa stupéfaction, qui lui font dire : « Je suis d’accord avec Marx et son opium du peuple. Travailler sur ce livre, le lire de très près, et considérer qu’il est une source de guide moral, est totalement fou. »

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