Copenhague : éloge de l’inquiétude

Professeur de philosophie, Bruno Mattéi nous propose une réflexion sur le comportement de notre société face à la question du climat.

Bruno Mattéi  • 10 décembre 2009 abonné·es

Le sommet mondial de Copenhague est présenté comme « l’heure de vérité » pour la planète. Il est vrai que l’enjeu est considérable. Il s’agit ni plus ni moins de savoir, comme le dit un penseur de l’écologie, « si on franchit ou non l’irréversible » . La question est évidemment essentielle de savoir si la communauté des humains, à travers ses représentants politiques et ses experts, sera à la hauteur du défi de la survie collective qui assurément se joue, du moins en grande partie, avec la crise écologique majeure du réchauffement climatique. Mais la question est-elle seulement
celle d’une « volonté politique mondiale » qui sera ou non suffisante pour parer au malheur ? Pour ma part, j’identifie deux obstacles cruciaux auxquels cette volonté politique est elle-même soumise.
Le premier obstacle est d’ordre anthropologique. On pourrait le formuler de la façon suivante : nous produisons, ou nous rendons possibles, des événements dont nous sommes incapables « d’imaginer » les conséquences, telle précisément la fin possible de l’humanité. Et nous ne les imaginons pas parce qu’elles sont à proprement parler « inimaginables ». Ces événements sont trop grands pour que nous puissions les percevoir, et donc les avoir présents à la mémoire, et en fin de compte les concevoir et les partager. C’est la théorie du « catastrophisme éclairé », élaborée par le philosophe allemand Gunther Anders, malheureusement très mal connu, qui a cherché à penser ces « inimaginables » qu’étaient le nazisme, le génocide des Juifs et la bombe atomique (Hiroshima). À propos d’événements inimaginables, nous pouvons certes produire des savoirs anticipatifs, des scénarios prévisibles, mais justement parce qu’ils sont inimaginables, ces savoirs ne sont pas crus. Son disciple en France, le philosophe Jean-Pierre Dupuy, résume bien la situation lorsqu’il écrit : « Ce que nous savons, nous ne le croyons pas. » Et c’est dans cette faille, ce décalage encore impossible à combler entre ce que nous sommes capables de savoir d’un côté et d’imaginer de l’autre que réside le drame et, en fin de compte, l’infirmité de la « conditio humana » . Mais sommes-nous malades à en mourir ? Telle est aujourd’hui la question. Comment devenir les croyants de ce que nous savons et de ce que nous faisons ? Car si nous ne « croyons » pas, autant dire que même le savoir le plus élaboré, largement publicisé, rendu pédagogique, restera insuffisant pour éviter le pire. Les « opinions publiques » resteront dubitatives ou pas vraiment concernées, et les « politiques » s’appuieront sur elles pour continuer à tergiverser (pourquoi penser qu’ils participent d’une autre essence que le commun des mortels ?). C’est bien ce qui risque de se produire encore à Copenhague, quand on observe les préliminaires laborieux du sommet. En l’occurrence, il ne s’agit pas de jouer à se faire peur mais, comme dit Anders, de nous « inquiéter », élargir l’empan de notre psyché individuelle et collective pour la rendre adéquate à ce qui est en train d’advenir. Anders avait pris pour devise : « Inquiète ton voisin comme toi-même. » Mais, pour l’heure, où est l’inquiétude collective qui rendrait de l’imaginable possible ? En vérité, nulle part, ou tellement à la marge.

À la cécité potentiellement mortelle de notre civilisation, la réponse pour Anders est de parvenir à transcender notre infirmité psychique. Et le philosophe allemand de préconiser de nous entraîner, comme il dit, « à des exercices d’élongation morale, à l’étirement de nos prestations imaginatives et affectives habituelles ». Il nous fait quelques propositions inédites à cet égard, mais encore insuffisantes. Autant dire que tout ou presque reste à élaborer de ce côté-là. Nous ne pourrons échapper à la violence de cette nécessité de transformation, si nous voulons éviter cette autre violence de l’anéantissement de l’espèce humaine.
Le deuxième obstacle, lui, est d’ordre ontologique, quoiqu’il ait un lien évident avec le précédent. Il peut être formulé dans la continuité et la complexité de la question que Shakespeare met dans la bouche d’Hamlet : « Être ou ne pas être ? » Cet obstacle, Freud l’avait isolé sur le tard en l’appelant « pulsion de mort ». Cette pulsion de mort, pour autant qu’on lui apporte du crédit, revient à dire que ce qui vit a aussi le désir et le vouloir de mourir. Que l’emprise de celle-ci à échelle collective puisse devenir plus importante à un moment donné que celle de la « pulsion de vie » a en soi, bien entendu, quelque chose de scandaleux et d’effrayant pour tout un chacun. Ce pourquoi il est aussi « humain, trop humain » d’affirmer, tel un dogme, que bien évidemment nous préférons individuellement et collectivement la perpétuation de la vie plutôt que son extinction. Sinon, pourquoi nous réunirions-nous à Copenhague ? Copenhague mon amour, bien sûr !

Mais si on prend au sérieux l’existence d’une « pulsion de mort » qui rôde dans l’inconscient collectif, la question est alors de lui trouver un antidote puissant. Quels sont l’idée et le sentiment qui fédéreraient et renforceraient le mieux la « pulsion de vie ? » Assurément, c’est la fraternité, ou pour reprendre l’expression de l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « l’esprit de fraternité », d’ailleurs présenté expressément comme la condition de possibilité « obligée » de tous les droits humains dont nous nous réclamons, le droit à la vie en premier lieu. Se poser la question de savoir pourquoi cet « esprit » est resté en friche et partant inactivé dans notre psyché collective devrait figurer parmi les priorités du politique. Cette question ferait écho à ce que Martin Luther King déclarait peu de temps avant d’être assassiné par la haine (cette belle incarnation de la pulsion de mort) : « Ou bien nous apprendrons à vivre ensemble de façon fraternelle ou bien nous périrons tous comme des idiots. » Car la fraternité, qui n’est ni innée ni spontanée, doit bel et bien s’apprendre. Assurément, elle est plutôt une épreuve, qui suppose un « travail », comme le dit Régis Debray dans son livre récent le Moment fraternité. Mais cette épreuve serait aussi la preuve (non encore établie) que nous ne désirons pas disparaître en tant qu’espèce. Bien sûr, nous sortirons de Copenhague avec des promesses habillant un compromis planétaire, mais que cela ne nous empêche surtout pas de prendre en charge la double question de l’inquiétude et de l’inimaginable d’un côté, de la pulsion de mort et de la fraternité de l’autre. Il est de notre intérêt à tous de nous « inquiéter les uns les autres », car après, pour s’aimer, il sera trop tard !

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