Camille Landais : « On revient à une société de rentiers »

Pour Camille Landais, économiste à l’université de Berkeley aux États-Unis*, la France pourrait suivre le même chemin que les pays anglo-saxons en termes d’accroissement des inégalités.

Pauline Graulle  • 7 janvier 2010 abonné·es
Camille Landais : « On revient à une société de rentiers »
© * Auteur des Hauts Revenus en France (1998-2006), une explosion des inégalités ?, École d’économie de Paris, juin 2007. En 2010, il publiera avec Thomas Piketti et Emmanuel Saez ses Propositions de réforme du système fiscal.

Politis : Comment mesure-t-on l’inégalité dans une société ?

Camille Landais I On travaille à partir de plusieurs indicateurs complémentaires. Car, pour comprendre le phénomène de l’inégalité, il faut rendre compte des deux bouts de la chaîne : à la fois les plus pauvres et les plus riches. Or, si l’on constate que, depuis le début des années 1990, le taux de pauvreté est resté relativement stable en France, parallèlement, les revenus des plus riches ont explosé. Sur la période 1998-2006, on observe ainsi que 0,01 % des foyers français les plus riches ont augmenté leur revenu de 45 %. Dans le même temps, 90 % des Français les plus pauvres ont vu croître leurs revenus de seulement 5 %. Cet écart, dû à la fois à une augmentation des revenus du patrimoine (+ 38 % en huit ans) et à la stagnation des salaires (+ 0,7 % par an), a tendance à se creuser en France, même si on est encore loin de la situation des pays anglo-saxons, où la division entre populations pauvres et populations riches est à la fois très profonde et très visible.
Reste les classes moyennes, qui, elles, se retrouvent dans une zone intermédiaire avec, d’un côté, le sentiment que la pauvreté se rapproche et, de l’autre, l’impression qu’elles sont devenues spectatrices d’une richesse de plus en plus inaccessible.

Le creusement des inégalités est-il un phénomène nouveau ?

Non, c’est un phénomène ancien réactualisé aujourd’hui. Au début du XXe siècle, nous étions dans une société de rentiers, où les plus riches vivaient de leur capital. Mais la guerre de 1914-1918, la Grande Crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ont brutalement rebattu les cartes : les gros patrimoines ont considérablement diminué. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la mise en place d’une politique sociale volontariste [avec le Conseil national de la Résistance en France, NDLR] a également contribué à réduire les inégalités en créant des filets de sécurité pour les personnes les plus pauvres. Cette politique sociale a été doublée d’une politique fiscale de « matraquage » des plus riches : à cette époque où l’économie était peu mondialisée et où la concurrence fiscale entre les pays n’existait quasiment pas, cela n’étonnait personne qu’on puisse taxer les revenus des plus riches à 70 %, même aux États-Unis !
Le niveau des inégalités a alors chuté pour être quatre à cinq fois moins important qu’au début du siècle. C’est ce qu’on appelle la « grande compression » des inégalités, qui aura duré trente ans.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, on retourne pas à pas vers la société de rentiers du début du XXe siècle. Les pays anglo-saxons ont pris ce virage dès la fin des années 1970. Puisque le patrimoine avait été fortement amoindri par les événements des années 1930-1940, c’est par le biais des revenus du travail qu’ont recommencé à se creuser les inégalités. À cette époque, il y a eu aux États-Unis un décollage des hauts revenus. Les top managers ont commencé à gagner 200 fois plus que les « smicards », faisant naître la nouvelle classe des working rich . Dans les années 1990, le phénomène de stigmatisation des deserving poor (« les pauvres qui le méritent ») a émergé. En parallèle, les inégalités patrimoniales se sont accrues : le point d’orgue a sans doute été l’exonération totale de l’impôt sur les successions décidée par George W. Bush.
En Europe continentale, le mouvement est moins marqué même si, depuis la fin des années 1980, on retrouve le même phénomène dans des proportions moindres.
En France, les inégalités restent pour l’instant trois à quatre fois moins marquées qu’aux États-Unis, par exemple. Mais la tendance est au rattrapage des pays anglo-saxons. Elle semble d’ailleurs s’accentuer depuis 2007, même si nous n’avons pas encore de chiffres sur lesquels nous appuyer.

D’après vous, quel est l’impact de la politique de Nicolas Sarkozy, l’auteur du paquet fiscal, sur le phénomène de l’accroissement des inégalités ?

La fiscalité n’est pas la cause unique de l’accroissement des inégalités. Par exemple, ce n’est pas uniquement la baisse des taux marginaux supérieurs d’impôt sur le revenu qui a expliqué l’explosion des inégalités aux États-Unis. De même, il n’est pas démontré que la politique fiscale a un réel effet sur la mobilité – sauf sur quelques populations précises, par exemple les joueurs de football. Le débat sur l’exode fiscal et l’hémorragie des plus riches contribuables participe donc plus du fantasme ou de l’idéologie que de la réalité…
En revanche, les politiques fiscales ­peuvent amplifier le phénomène inégalitaire. En France, on constate ainsi une baisse de l’imposition des revenus des contribuables les plus riches et une baisse de la progressivité du système fiscal. Cette évolution a d’ailleurs fait l’objet d’un consensus tacite, à droite comme à gauche, sous les gouvernements de Lionel Jospin ou de Dominique de Villepin.

Quelle politique mener pour freiner l’accroissement des inégalités ?

Dans un contexte de reconstitution progressive de fortes inégalités patrimoniales, taxer davantage le patrimoine, par exemple les successions, peut permettre de freiner l’accroissement des inégalités. Une augmentation du taux marginal supérieur d’imposition sur le revenu est également un moyen de freiner la dynamique d’accumulation du capital.

Avec la crise, avez-vous une chance d’être entendu sur ces propositions fiscales ?

Aujourd’hui, tous les État sont à la recherche de réserves fiscales. Barack Obama ou Gordon Brown – également pour des raisons électoralistes – sont sur le point d’élever à 40 ou 50 % le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu. La difficulté est comme toujours l’harmonisation fiscale au niveau mondial, et surtout européen. Si les États-Unis se moquent d’être les premiers à entrer dans ce mouvement, la France est en revanche beaucoup plus rétive à bouger. Mais, de toute façon, il ne faut pas s’attendre à une évolution fiscale comparable à celle qui a eu lieu après guerre.

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