Révérence

Bernard Langlois  • 28 janvier 2010 abonné·es

Pages courrier.

Comme un lecteur ordinaire (je sais, l’adjectif ne saurait s’appliquer aux fidèles de Politis , mais vous voyez ce que je veux dire…), j’ai découvert la lettre de Fernand Lamdraud, de Saint-Alban-Auriolles, publiée dans les pages courrier du dernier numéro, à sa parution. Titrée : « Où va Bernard Langlois ? » , elle ne pouvait que me tirer l’œil !
C’est vrai, quoi ! Qui suis-je, où vais-je et dans quel état j’erre ?

Nous avons toujours eu pour principe, vous en êtes témoins, de publier les lettres critiques à notre égard, même sévères, et – sauf à corriger une faute ponctuelle ou apporter une précision – à laisser le dernier mot au lecteur. Je ne me formalise donc pas d’être mis en cause, ce n’est pas la première fois.
Sauf que cette lettre-ci pose clairement la question de la poursuite même de ce bloc-notes et de la collaboration de son signataire à l’hebdo dont il est (avec d’autres) le fondateur. Celui-ci (ma pomme), accusé de désertion, est invité à passer la main. « Qu’il cultive son jardin, écrit Fernand, qu’il lise, qu’il rigole, mais qu’il ne décourage pas les autres en le disant dans un journal comme Politis. » Or, cette invite ne me choque pas, c’est précisément ce que j’exprimais dans une précédente chronique ( « Au gui l’an dix ! » ) , celle qui a provoqué la réaction de ce lecteur (octogénaire, comme il le précise, mais toujours combatif, à ce qu’il affirme
– et prouve !), où je vous présentais ces vœux désenchantés : « Alors, quoi donc qui nous reste, hein ? Cultiver son jardin. Tenter d’être utile autour de soi. Lire de bons livres. Voir de belles choses. Profiter de la nature et des plaisirs gratuits qu’elle offre encore. Passé la soixantaine, c’est bien assez. Les jeunes, à vous de jouer ! Ah, j’oubliais : rire encore et le plus souvent possible au spectacle que nous offrent ces pitres. »
Cher Fernand, je t’en veux d’autant moins que ta lettre est parfaitement courtoise et amicale, et sans doute même trop élogieuse.

Billancourt.

Mais tu dis aussi souhaiter « que [je] me reprenne » . Or, cela, vois-tu, est tout simplement impossible. J’ai pas mal de défauts, mais je ne suis pas un tricheur. J’exprime ce que je ressens. Notamment (ce qui te heurte le plus apparemment) à l’égard, non pas des syndicats – bien sûr indispensables, nous sommes d’accord –, mais de leurs directions faillies, dont le comportement « responsable » sied tant à Sarkozy, ça t’aurait-il échappé ?
Ou vis-à-vis de ces hiérarques du PS, que je me refuse à appeler « socialistes » tant je trouve cet adjectif usurpé, et dont on ne sait plus ce qui les motive le plus de leur carrière, de la gloriole ou de l’argent – bien secondairement en tout cas le sort du pauvre peuple. Et même hélas cette « gauche de la gauche » qui, malgré l’apparence de quelques progrès (au détriment des composantes les moins structurées, qui ne sont pourtant pas les moins novatrices), ne parvient pas à dépasser ses querelles boutiquières (je ne parle même pas des écologistes, qui ont, paraît-il, le vent en poupe, mais dont l’opportunisme congénital me laisse songeur…). Tout cela, que je pense vraiment, et bien d’autres choses encore, pas plus réjouissantes, sur l’état de la planète (en voie de déliquescence angoissante) comme sur ce qu’on appelle la « démocratie » (un paravent masquant au peuple la réalité des ploutocraties), sur la corruption omniprésente (et pas seulement dans le tiers monde ou en Russie, où on la montre volontiers du doigt pour mieux faire silence sur la nôtre), sur la médiocrité de la presse en général et la servilité de l’audiovisuel en particulier (sur le fond, sinon la méthode, Peillon n’a pas tort), sur l’hypocrisie des rapports sociaux (ah, Séguin, quelle grande perte !), sur l’impuissance des associations empêtrées dans des débats abscons (la sodomisation des drosophiles comme un des beaux-arts), sur l’omniprésence d’un « politiquement correct » qui gomme la gauloise de Sartre ou la pipe de M. Hulot sur les affiches et remplace la clope de Lucky Luke par un brin d’herbe (qui de façon générale passe la verdeur de la langue et le franc-parler populaires au rabot de la bien-pensance), sur l’hébétude de masses droguées (à la potion télévisuelle pour les aînés, aux jeux vidéo et autres systèmes de messagerie moderne pour les plus jeunes, au foot pour tous…), je m’arrête.
Je pense cela, et je devrais ne pas le dire. Pour ne pas désespérer Billancourt, peut-être ?

Panouille.

Vous êtes plusieurs à m’avoir écrit dans le même sens, toujours avec mesure et amitié, je le reconnais. Comme André, qui lui aussi constate : « Depuis un certain temps, tu sembles témoigner d’une lassitude et d’un pessimisme dangereux, surtout pour les jeunes. »
Le pessimisme n’est pas nouveau, que j’ai longtemps tenté d’équilibrer par « l’optimisme de la volonté » , comme disait Gramsci. La lassitude, oui, s’est imposée peu à peu. C’est vrai que j’en ai marre de rabâcher toujours les mêmes litanies, de gloser sur une actualité répétitive, barbante au possible, de passer des heures à décortiquer une information sans surprise, des dossiers rébarbatifs, dont on a l’impression qu’en vingt ans ils n’ont pas progressé d’un pouce. J’ai signé mon tout premier papier en juillet 1963. C’était à la une d’un grand quotidien de province ( Le Dauphiné libéré ), mon premier poste de stagiaire, avant même l’École de journalisme, le roi n’était pas mon cousin ! J’ai donc 47 ans de journalisme – écrit, parlé, télévisé – dans les pattes. Avec des hauts et des bas, du bon et du moins bon. Mais, je crois, sans avoir à rougir de mon parcours. J’ai aimé ce métier, je ne m’y suis pas enrichi, j’en ai vécu correctement. C’est vrai, j’aspire à passer la main, à faire autre chose, tranquillement, dans l’anonymat de ma sphère privée et avec l’entourage bucolique qui est le mien.
Désertion ? Si vous voulez. Non, André, je ne souscris pas à la théorie de « la fin de l’Histoire »  : je réclame juste le droit qu’elle continue de se faire sans moi. Je n’y jouais, au demeurant, qu’un tout petit rôle, une panouille.

Un outil.

Rien de bien nouveau dans tout cela. J’avais déjà décidé, et annoncé ici, que j’arrêterais ce bloc-notes à la fin de l’année scolaire. Je n’ai, certes, « que » soixante-cinq ans. Et je pourrais (techniquement !) continuer de ratiociner comme certains de mes illustres confrères jusqu’à des quatre-vingts et plus (à supposer que j’arrive jusque-là, ce qui me surprendrait fort !)
Mais voilà : ce petit canard valeureux, dont je rappelais la semaine dernière qu’il atteignait les 22 printemps, n’est pas tout à fait un journal comme les autres. Il se veut, s’est toujours voulu, un journal de combat, un outil pour la gauche militante – et plus précisément encore un outil de recomposition de cette gauche qui n’a pas succombé aux sirènes du libéralisme. Dans la mesure où je ne crois plus, ou plus assez, à ce combat-là, puis-je continuer d’y tenir la place, assez considérable (en surface, deux pages !), que j’y occupe encore ? N’y suis-je pas devenu illégitime, au regard des lecteurs (en tout cas les plus militants), vis-à-vis (peut-être aussi) d’une équipe plus engagée que je ne le suis et, en tout cas, à mes propres yeux ?

Je déteste l’imposture et les imposteurs.
J’ai longtemps cru au bien-fondé de nos engagements et j’y crois toujours ; je ne crois plus guère à l’efficacité des moyens mis en œuvre pour les atteindre, ou au moins les approcher ; je ne souhaite détourner personne d’un engagement qui lui paraîtrait utile, vital, nécessaire et qui peut parfois permettre de remporter quelques victoires partielles. Mais pour ce qui est de « changer la vie » , ou de rendre « un autre monde possible » , on repassera. Et on attendra que celui-ci aille au bout de son autodestruction en cours, ce qui ne tardera plus guère au train où l’on va. Je conçois que l’expression publique de cette conviction ne soit guère mobilisatrice ; mais je ne peux concevoir de dichotomie entre mes convictions intimes et mon discours public.
Voilà pourquoi je pense qu’il n’est plus possible pour moi de tergiverser et qu’il ne sert à rien de différer plus avant l’arrêt de ma collaboration à Politis
– qui, par ailleurs, se débrouille fort bien sans papa.

Je crois pouvoir dire sans forfanterie que mon parcours professionnel témoigne d’une allergie assez constante à la révérence. Celle que je tire aujourd’hui
– à mes copains du journal et à ses lecteurs – n’en est que plus affermie.
Que vive Politis  !

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 8 minutes