Complexité d’un débat

Denis Sieffert  • 11 mars 2010 abonné·es

Un jour de mai 1793, alors que la « révolte des villes » faisait rage, un certain Maximin Isnard, député de la Gironde, président passablement exalté de l’Assemblée législative, menaça Paris d’anéantissement : « Bientôt, s’est-il écrié, on chercherait en vain sur les rives de la Seine si Paris a existé. » La province se soulevait contre la capitale. Cela, quelques mois après que Danton eut proclamé « la République une et indivisible » . Mais la colère de la province fut à son comble quand la Convention (« Paris ») décida de lever une armée en masse qui allait vider les campagnes et ruiner les paysans. Province contre Paris, fédéralisme contre centralisme, régionalisme contre République, la dualité n’est pas nouvelle. Elle fut sanglante en ses débuts. Elle pourrait être pacifiée et porteuse d’ambitions démocratiques aujourd’hui ; elle n’est qu’absente ou atone. On serait bien en peine de dire ce qui reste de cet antagonisme. Peut-être PSG-Olympique de Marseille, ou Frêche contre la direction du PS. Mais avouons que ce ne sont pas les avatars les plus glorieux. Le débat, longtemps assoupi, réveillé par les lois de décentralisation de 1982, s’est aussi vite refermé.

Depuis, les régionales ne sont plus qu’une série d’épisodes politiciens de l’affrontement institutionnel « gauche-droite », et d’incessantes modifications des modes de scrutin (on se souvient qu’en 1998 la magouille avait promu le Front national en arbitre de triangulaires ravageuses pour la droite). Après 2004, et à la veille de la défaite annoncée de ce dimanche, la droite imagine de revenir à une élection à un tour pour la fois suivante. Les grandes questions s’en trouvent singulièrement avilies. Passons sur le recours à l’arme budgétaire – l’État serre ou desserre les cordons de la bourse selon que les régions votent bien ou mal. Au total, le pouvoir économique des territoires reste faible.

Un contre-pouvoir politique aurait pu émerger du triomphe électoral de 2004. Le Parti socialiste aurait pu coordonner l’action des vingt régions qu’il présidait. Il en est resté à une désorganisation féodale. Ce qui n’exclut pas que des bonnes choses aient été faites ici ou là. Mais le grand débat que nous devrions avoir sur le renforcement des pouvoirs décentralisés n’a guère été mis à l’ordre du jour. Du coup, l’enjeu de dimanche, le premier qui vienne à l’esprit, est tout ce qu’il y a de plus « jacobin » : faire boire la tasse à Sarkozy. Lui infliger une défaite cuisante qui l’affaiblisse à la veille de son offensive programmée contre les retraites. Ce qui ne serait pas rien ! L’autre question, celle d’une démocratie moderne, nécessairement décentralisée, qui relativise l’impact de cette élection présidentielle qui vampirise notre vie politique, cette question-là est absente de nos débats. Pourquoi ? À qui la faute ?

D’abord à un exercice immature du pouvoir des régions. On se souvient que la préoccupation première des nouveaux élus a souvent été la construction d’hôtels de région aussi dispendieux qu’exubérants. L’idéal démocratique – les centres de décision qui se rapprochent des citoyens – eut tôt fait d’être perverti. C’est souvent l’autoritarisme qui s’est rapproché des citoyens. Et le clientélisme qui s’est développé. Si Georges Frêche est une caricature du genre, il n’est évidemment pas le seul. Mais un autre péril, plus grave encore, vient de l’usage que les néolibéraux, depuis Paris, ont fait de la décentralisation. On pourrait le dire à la façon de Danton : la République une et indivisible vacille. Disons-le avec des mots mieux adaptés à notre temps : l’idéologie dominante, celle des privatisations et de toutes les mises en concurrence, s’est emparée de l’alibi pseudo-démocratique pour briser l’égalité des droits et rendre notre société encore un peu plus injuste. En confiant à la région des pouvoirs tout en lui en ôtant les moyens. Ce qui fait que nous serions volontiers « Girondins », mais on ne peut oublier ni les rapports de force ni l’indigence idéologique d’une gauche vite résignée à accomplir la sale besogne. Certes, le républicanisme grandiloquent nous exaspère. On voit trop à quoi il sert quand il s’agit de droits des minorités, et du traitement que l’on réserve aux immigrés. Mais la décentralisation, le renforcement du pouvoir des régions, qui devraient être, sans l’ombre d’une restriction, notre combat, nous exposent aujourd’hui au risque de démantèlement de nombre d’acquis sociaux. L’axe Europe-régions, qui devrait être enthousiasmant, est au contraire inquiétant. En disant cela, nous venons d’une certaine façon de poser les termes d’une autre opposition : d’un côté, le Front de gauche (Parti de gauche, PCF, Gauche unitaire), dont les références sont plus volontiers jacobines ; de l’autre, les Verts, héritiers des Girondins. Nous observerons leurs résultats avec le plus grand intérêt. Ils conditionnent en partie l’avenir de la gauche. Le NPA semblant
– provisoirement au moins – distancé. Mais, au-delà de tout, la question est de battre Sarkozy, et de le priver par avance de l’argument d’une trop faible participation.

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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