Abbas Kiarostami : « L’art a besoin d’être vu »

Cannes. Abbas Kiarostami explique les parti-pris qui ont présidé à la réalisation de son film « Copie conforme », analysant notamment la question du regard.

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2010 abonné·es
Abbas Kiarostami : « L’art a besoin d’être vu »

POLITIS : Avec Juliette Binoche à l’affiche et un sujet centré sur le couple, Copie conforme semble plus grand public que beaucoup de vos films…

Abbas Kiarostami : Je crois que ce film s’adresse en effet à un public plus large. Les relations homme-femme constituent la préoccupation mentale première de tous les êtres humains. Donc, du moment qu’on traite de la relation amoureuse et de la relation du couple, on est assuré d’avoir un terrain commun de ressentis et de réflexions avec les spectateurs. Sur d’autres sujets, le chemin est peut-être plus long pour les atteindre. Cela dit, la préoccupation humaine ne peut évidemment pas se limiter à l’amour. Peut-être que si l’on passe toute sa vie à réfléchir à l’amour, on devient expert en la matière, mais on passe alors à côté de beaucoup de choses. Il est donc intéressant de réfléchir à toute la matière de la vie humaine, ne serait-ce que pour avoir une pensée et une expérience suffisamment vastes pour se consacrer à l’amour. Et l’amour, bien sûr, ne se réduit pas aux simples rapports sexuels ou même sexués, et traverse, finalement, tous les domaines de la vie.

Copie conforme est le premier film que vous réalisez hors d’Iran. Pourquoi l’Italie ? Pour le pays lui-même – les œuvres d’art, les paysages… – ou pour y retrouver Rossellini et Voyage en Italie ?

La seconde hypothèse est à écarter d’emblée car le projet initial ne comportait aucune référence à Rossellini, en tout cas pas de manière consciente. Le film a été écrit pour l’Italie, l’Italie est intrinsèque au film. Ce qui me frappe, c’est qu’on ne cesse de me poser cette question. Si je l’avais fait en France ou en Turquie, est-ce que la question du pays m’aurait été posée de la même façon ? En fait, j’ai envie de répondre : l’Italie, pourquoi pas ?

Les liens entre votre film précédent, Shirin (voir P olitis du 21 janvier 2010), et celui-ci sont très forts. Notamment tout ce qui tourne autour du regard, filmé frontalement dans Shirin , avec tous ces visages de spectatrices, plus explicite dans Copie conforme

Il y a aussi un rapport de contenu entre les deux. Dans Shirin , on voit ces femmes touchées par un film mais on n’arrive jamais à percer le mystère de leurs larmes. On ne sait pas pourquoi elles pleurent. Copie conforme est, d’une certaine manière, l’histoire d’une de ces femmes que l’on déplie [Juliette Binoche est une des spectatrices de Shirin , NDLR]. On prend une de ces femmes et on explore les raisons de ses larmes. Finalement, je pourrais consacrer le reste de ma vie à choisir chacune de ces femmes et chercher à savoir les raisons de leurs larmes.

Reprenez-vous à votre compte la thèse que le personnage de James Miller développe au début du film, selon laquelle la sacralisation de l’original des œuvres revient à essentialiser l’art, qui n’a plus besoin du regard des spectateurs pour exister ? D’où l’éloge de la copie auquel il se livre…

Je partage en partie l’analyse de James Miller. Je pense que, ce qui suffit à la naissance d’une œuvre, c’est un désir. Il en est de l’œuvre comme d’un bébé. Mais une fois que l’enfant est né, le désir ne suffit pas à assurer sa survie. La mère n’a pas achevé sa tâche une fois qu’elle a mis l’enfant au monde. Or, toutes les souffrances, toutes les pathologies humaines prennent leurs racines dans une absence de regard. C’est parce qu’on n’est pas vu que l’on souffre. C’est aussi pour cette raison que l’on crée. L’art, comme la vie, a besoin d’être vu. S’il n’est pas vu, l’art est une chose morte. La seule façon d’insuffler de la vie à une œuvre, c’est de poser son regard sur elle. Les copies de cette œuvre d’art permettent la multiplication des regards, sont comme une perfusion, comme de la vie insufflée à l’œuvre.

Vos films sollicitent beaucoup leurs spectateurs, au contraire de beaucoup d’autres, qui préfèrent des spectateurs passifs…

Oui. Ces films-là sont comme ­­« lettre morte ». C’est du cinéma éphémère, dont la durée de vie dépend de la période pendant laquelle ils ont le pouvoir de s’imposer aux regards et aux esprits des spectateurs. À partir du moment où ce rapport de force disparaît, quand le film est retiré de l’écran ou quand le spectateur sort de la salle, bref, quand ce rapport imposé s’efface, l’effet de ce cinéma disparaît. C’est du cinéma éphémère.

Vous présentez le mariage comme stressant, illusoire… L’institution du mariage vous paraît-elle si dangereuse ?

Je n’ai pas d’opinion particulière sur la question. Il suffit d’observer les statistiques. Celles qui concernent le mariage sont suffisamment ­éloquentes…

Dans Copie conforme , les langues et leur mélange – le français, l’anglais et l’italien – jouent un rôle important. Pour quelles raisons ?

Le mélange des langues n’a pas été artificiel ni choisi. Le plurilinguisme du film s’est imposé de lui-même. Je vais vous décrire un phénomène que j’ai pu observer ou qui m’a été rapporté. Quand je me suis retrouvé à Beyrouth pour un atelier, les personnes avec qui j’ai travaillé appartenaient à une classe sociale dans laquelle il était d’usage de parler trois langues, le français, l’anglais et l’arabe. Et, le plus souvent, c’était entre le français et l’anglais que cela se jouait. Un jour, nous étions dans les rues de la ville, à proximité d’un endroit où un ­meurtre venait d’être commis. J’ai observé les personnes qui étaient avec moi : dès qu’il était question de l’aspect émotionnel suscité par ce meurtre, les gens se mettaient à parler arabe. Le recours à l’affect se faisait dans la langue maternelle. Une autre histoire m’a été racontée par une amie iranienne qui vit en France de longue date, qui faisait une psychanalyse. Bien sûr, avec son psychanalyste, elle parlait français. Mais dès qu’elle évoquait son enfance, les mots lui venaient en persan. Et le psychanalyste ne l’arrêtait pas mais, au contraire, continuait à opiner du chef en l’écoutant. La langue maternelle est la langue première. Il me semblait donc naturel que la langue première des personnages soit leur langue maternelle, même à l’intérieur du ­couple, et qu’ainsi Juliette Binoche parle spontanément français et William Shimell anglais.

Le cinéaste Jafar Pahani, qui a été votre assistant sur plusieurs films, a été arrêté à Téhéran le 1er mars, et emprisonné. Il est accusé d’avoir eu l’intention de tourner un film prenant position contre le régime. Où en est sa situation ?

Hélas, jusqu’à ce jour, aucune des pressions exercées à l’intérieur du pays comme de l’extérieur n’est parvenue à obtenir de l’État iranien le moindre geste en faveur de Jafar. Nous sommes nombreux en Iran à avoir réagi. De l’extérieur, nombreuses ont été les marques de soutien [^2]. J’ai moi-même écrit une lettre, qui n’avait pas de destinataire précis puisque aucune autorité iranienne spécifique n’assume la responsabilité de cet emprisonnement. Donc c’est une lettre ouverte, qui n’a suscité aucune réaction.

[^2]: Notamment, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, et Tim Burton, le président du jury de la sélection officielle, ont invité Jafar Pahani comme membre du jury.

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