Pas de purge libérale pour les bébés !

Professionnels et parents se mobilisent depuis plus d’un an contre un projet gouvernemental dégradant les modes d’accueil des tout-petits. Le 29 mai, ils seront de nouveau dans la rue. Retour sur une fronde historique.

Pauline Graulle  • 20 mai 2010 abonné·es
Pas de purge libérale pour les bébés !
© PHOTO : GUAY/AFP

Nadine Morano, secrétaire d’État à la famille, la croyait « essoufflée » . Mais la mobilisation ne faisait que ­reprendre des forces. Le 6 mai dernier, ils étaient six mille (selon les syndicats) à battre le pavé place de la Bastille, les uns brandissant des poupons embrochés sur des piques, les autres marquant le tempo avec des hochets. Assistants maternels, éducateurs de jeunes enfants, auxiliaires de puériculture, médecins de PMI, ­pédo­psychiatres, personnels d’entretien des structures d’accueil, mais aussi féministes ou simples parents. Réunis pour la troisième fois en trois mois, dans les rues de plus de quarante villes de France, pour exprimer leur désarroi devant une politique de l’enfance au rabais, sacrifiée sur l’autel des logiques gestionnaires.

L’union des organisations syndicales, professionnelles et familiales, la jonction entre public et privé, mais aussi des patrons qui incitent leurs salariés à faire grève et qui distribuent des kits de mobilisation aux parents : du jamais vu dans le secteur de la petite enfance, habituellement peu rompu à l’aventure militante – sans doute en raison de l’hétérogénéité des métiers et des qualifications (du CAP Petite enfance au médecin de PMI), d’un taux de féminisation élevé et d’une faible syndicalisation. Pourtant, la fronde est bien là, qui dure. « Et on continuera, même si ça nous coûte un panier de courses par journée de grève ! » , affirme une éducatrice de Villiers-le-Bel.

L’ouverture des hostilités remonte pourtant à plus d’un an. Au moment où les associations professionnelles sont invitées par le ministère à une négociation autour du « décret Morano ». Au programme, l’accueil de 10 % d’enfants supplémentaires dans les crèches, à encadrement constant, et, qui plus est, par un personnel moins formé qu’aujourd’hui. Mais aussi la création des Maisons d’assistantes maternelles (MAM), qui permettront à quatre « ass’ mat’ » de garder jusqu’à seize bambins en même temps, chez elles ou dans un lieu loué à leurs frais, sans encadrement, dans un flou législatif total (voir aussi Politis n°1101). « Nous ne sommes pas contre le regroupement des assistantes maternelles, mais pas dans n’importe quelles conditions, précise Sandra Onyszko, chargée de mission à l’Ufnafaam, organisation qui fédère 19 000 assistants maternels. Or, avec les MAM, on redoute que les assistantes maternelles se mettent en danger, ainsi que les enfants, sans s’en rendre compte ! » Un message qui a visiblement du mal à arriver aux oreilles de Nadine Morano : « On s’est vite aperçus que cette consultation était du chiqué, raconte Corinne Chaillan, présidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje). Nos remarques n’étaient jamais prises en compte ; pourtant, nous alertions sur le fait que le projet allait à l’encontre du bien-être et de la sécurité des enfants. »

Devant une telle surdité, la réaction est épidermique : le 11 mars 2009, à l’initiative du syndicat Unsa Petite enfance et de la Fneje, le collectif Pas de bébés à la consigne ! voit le jour. Rapidement, une quarantaine d’organisations se greffent au noyau dur de la dizaine de structures fondatrices. Une pétition est lancée. Nadine Morano daigne recevoir le collectif… à peine une vingtaine de minutes. C’est le départ d’une « course d’endurance » , avec à sa tête Pas de bébés à la consigne ! : « L’avantage de ce rassemblement très large, c’est que, lorsqu’il y a découragement de certains, les autres prennent le relais. Ça crée une dynamique exceptionnelle », analyse Christophe Harnois, porte-parole du collectif. « Il y a bien sûr eu des tensions entre toutes ces organisations rassemblées pour la première fois, explique Birgit Hilpert, de la CGT Petite enfance, mais elles se sont vite ­apaisées au vu de l’enjeu. »

Car, derrière les modes d’accueil low cost , se dessine un projet de société pour l’enfance « ultra-régressif et digne du XIXe siècle » , déplore Marielle Da Costa, puéricultrice en PMI à Toulouse. « Le gouvernement est dans une pure logique de moindre coût, résume Christophe Harnois. Remplir les crèches à toute force au lieu d’investir dans de nouvelles structures, faire garder les enfants par des personnes peu qualifiées, donc moins chères… » Exit la formation des personnels, les projets pédagogiques, la prévention, l’accès des enfants de toutes classes sociales à un accueil de qualité, la réflexion sur le travail des femmes… « Nous sommes conscients que nos exigences peuvent paraître un peu décalées par rapport à la crise qui secoue la France et l’Europe », convient Corinne Chaillan. « Mais il faut comprendre que s’attaquer à l’enfance est la première étape de la remise en cause du socle social en général ! » , reprend Claude Petitjean, délégué fédéral de l’Association des collectifs enfants parents professionnels (Acepp).

Et pour cause. Au-delà du décret, l’école maternelle est aussi dans la ligne de mire : les jardins d’enfants, d’abord pour les 2-3 ans, pourraient bientôt fleurir en lieu et place de la scolarisation gratuite. Last but not least, la transposition de la directive sur les services permettra au privé lucratif de faire son entrée sur le marché de l’accueil des tout-petits. Et conduira à une suppression pure et simple des subventions accordées aux structures d’accueil, au nom de la libre concurrence… « Tout se tient, analyse Jean-Patrick Gilles, député d’Indre-et-Loire et secrétaire national à la Famille au PS. La déréglementation générale du secteur, via les MAM ou la déprofessionnalisation des personnels des crèches, ne conduit pas uniquement à un accueil pas cher des enfants. Elle ­ouvre aussi un boulevard au privé, car, sans cet abaissement des normes de sécurité, d’hygiène, de formation, etc., le privé lucratif ne pourrait pas être rentable. »
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Alors, tandis que les professionnels parlent d’avenir de la jeunesse et de conditions de travail, les comptables du gouvernement répondent statistiques et économies. *« Les chiffres avancés dans les médias sur le taux de remplissage des crèches sont déconnectés de la réalité du terrain, où les professionnels sont d’ores et déjà épuisés »,
affirme Noëlle Buton, directrice d’ABC Puériculture, une association qui gère une quinzaine d’établissements parisiens.

« Cette vision comptable et libérale qui s’insinue dans le monde de l’enfance est la même qui sévit à l’hôpital public ou à Pôle emploi, se ­désole Birgit Hilpert. C’est ressenti comme une grande violence par les professionnels, qui commencent à dire : “Si ces mesures passent, j’arrête, car je ne pourrai plus faire correctement mon travail !” »
Pour Denis Bousseau, éducateur à Besançon, encarté à la CFDT, « le projet du gouvernement s’attaque au sens même du travail des professionnels de l’enfance ». Et, par conséquent, à tous les citoyens qui grandissent entre leurs mains.

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