L’immigration, mémoire plurielle

Une quarantaine de chercheurs s’interrogent sur les effets en France
du déni de l’histoire coloniale.

Clémence Glon  • 10 juin 2010 abonné·es
L’immigration, mémoire plurielle
© PHOTO : KOVARIK/AFP Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, La Découverte, 540 p., 26 euros.

Ouvrir les portes d’une pensée trop négligée en France. C’est ce que propose de faire un collectif pluridisciplinaire d’une quarantaine de chercheurs dans l’ouvrage Ruptures postcoloniales, en se penchant sur les problématiques aussi bien théoriques que concrètes posées par le déni de l’histoire de la colonisation. L’immigration, la littérature d’outre-mer, la question de la diversité ou encore l’« islam de France » sont éclairés à l’aune des études post-coloniales. « L’enjeu est de sortir d’une lecture linéaire de l’histoire, de considérer le post comme un au-delà, une rupture radicale qui ouvre sur la construction d’un autre rapport au passé, au présent et au futur » , expliquent Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe et Florence Vergès, qui ont dirigé la publication du livre.

Les postcolonial studies américaines, qui « cherchent à saisir des articulations entre périodes coloniales et périodes postcoloniales » , n’ont pas d’équivalent en France. Seul l’auteur de la Double Absence , le sociologue Abdelmalek Sayad, proche ami de Pierre Bourdieu, peut être considéré comme l’exception en la matière, comme le note Ahmed Boubeker dans le bel article qu’il lui consacre, et faire figure de « pionnier d’une sociologie de la migration » initiée dans les années 1960, « en s’inscrivant de fait dans le registre des études postcoloniales ».
Or, aujourd’hui, soulignent les six directeurs du volume dans leur introduction, « la société française ne peut plus se comporter comme si la colonisation n’avait été qu’un détail de son histoire » . Celle-ci y est en effet trop souvent considérée comme un « simple dispositif militaro-économique » alors qu’elle se fondait également sur « une infrastructure discursive, une économie symbolique, tout un appareil de savoir dont la violence était aussi bien épistémologique que physique » . Impossible donc de considérer le processus colonial comme une page tournée de l’histoire. Son impact dépasse le temps des indépendances et explique certains problèmes contemporains.

À l’heure où le débat sur l’identité nationale s’essouffle, l’ouvrage ouvre la voie à une réflexion qui permettrait de « conjuguer une mémoire plurielle de l’immigration » et d’établir « une révision critique du grand récit national » afin de « s’émanciper de sa carte d’identité ».
À l’évidence, le livre ne pouvait pas se contenter de recueillir des regards exclusivement français. Ainsi, Ann Laura Stoler, anthropologue et historienne à la New School for Social Research de New York, s’interroge sur « l’aphasie coloniale » du pays.

Cette pathologie qui consiste en « une difficulté à parler, à engendrer un vocabulaire » n’a rien à voir avec la perte de mémoire. Pourquoi, dans les 5 000 pages des deux premiers tomes des Lieux de mémoire de l’historien Pierre Nora, le seul endroit répertorié évoquant la colonisation est l’exposition coloniale qui se tint à Paris en 1931 ? Selon Ann Laura Stoler, il ne s’agit là « ni d’une négligence ni d’un aveuglement » , mais plutôt « de ruptures, d’interruption des liens et des systèmes d’association » entre deux France. L’idée que la mémoire s’enracine uniquement dans l’Hexagone engendre une « politique de comparaison » qui établit « quels attributs constituent une catégorie, en déterminant ceux qui sont viables et ceux qui ne le sont pas » . Cette catégorisation explique pourquoi les relations coloniales « gardent aujourd’hui, pour certains, une qualité tangible et vivace, alors qu’il s’agit, pour d’autres, d’événements relégués au passé composé » . « L’oubli de cette histoire des groupes périphériques » est à l’origine du malaise des générations suivantes, explique Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS au centre d’histoire du XXe siècle de l’université Paris-1.

Herman Lebovics, professeur d’histoire à la State University of New York, revient notamment sur la symbolique du musée du Quai Branly et dénonce son ethnocentrisme. Jacques Chirac expliquait dans son discours d’inauguration du 20 juin 2006 que le musée rend hommage « aux peuples naguère méprisés » . Il devait être « la démonstration du soutien apporté par la France aux aspirations des peuples du Sud ». Mais, en rendant culturelle une question avant tout politique et économique, « ne sommes-nous pas en train de nous condamner à des débats critiques sans issues ? » , s’interroge le chercheur.

Loin de s’ériger en donneur de leçons, le collectif de chercheurs tente simplement de « donner un sens commun aux expériences et “sentis” fragmentés des dominés », offrant ainsi un regard aussi neuf qu’essentiel sur la société française contemporaine.

Idées
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