Le Dictateur, film actuel

Le critique Jean Narboni dévoile dans « Pourquoi les coiffeurs ? » ce qui fait du film de Chaplin
un chef-d’œuvre d’aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  • 1 juillet 2010 abonné·es
Le Dictateur, film actuel
© PHOTO : AFP Pourquoi les coiffeurs ?, Notes actuelles sur le Dictateur, Jean Narboni, Capricci, 131 p., 13 euros.

Politis : Comment en êtes-vous arrivé à l’idée qu’un nouveau livre sur le Dictateur était nécessaire ?

Jean Narboni I Quand le film est ressorti il y a quelques années, je suis allé le revoir. Je croyais le connaître assez bien, et j’ai eu le sentiment de le découvrir. Deux choses m’ont frappé. La première, c’est que toutes les scènes, et pas seulement les plus célèbres – avec la mappemonde, l’avion à l’envers… –, ont été travaillées avec une minutie extraordinaire, dans l’invention des gestes, dans le choix du moindre objet… Tout participe à la force du film. Deuxièmement, il m’est apparu que le film aujourd’hui est encore plus fort qu’auparavant. Non pas malgré ce que Chaplin ne pouvait prévoir en 1939 quand il l’a tourné, mais à cause de ce qu’il ne pouvait prévoir. À sa sortie, en 1940 aux États-Unis, l’aspect comique devait être déterminant. Mais les horreurs qui ont eu lieu ensuite ont donné au Dictateur une autre dimension, entre le rire, la peur et la méchanceté. Voilà ce qui m’a poussé à écrire ce livre.

Le Dictateur* résonne fortement avec notre époque. Vous avez écrit, comme le précise le sous-titre, des « notes actuelles »…**

Oui, par exemple, il y a ces questions : peut-on rire de tout ? Le rire est-il en soi subversif au point d’affaiblir des dictateurs ou des totalitarismes ? Évidemment, cela résonne avec le problème des humoristes d’aujourd’hui ou, avant eux, avec ce que pouvait faire un Desproges. Le Dictateur pose pleinement ces questions. À l’époque, le film a été l’objet de controverses sur ce point. Le philosophe Theodor Adorno, par exemple, trouvait que le rire n’était pas une bonne arme de guerre, parce qu’il était souvent le rire d’un groupe contre un bouc émissaire, et qu’il se terminait souvent par une réconciliation. Ernst Lubitsch, pour To be or not to be (1942), a aussi été la cible de tels reproches. Brecht, me ­semble-t-il, a bien posé le problème. Pour lui, on peut et on doit caricaturer les grands criminels à condition qu’ils apparaissent aussi pour ce qu’ils sont : de médiocres personnages. C’est exactement ce que l’on voit, sans doute plus encore aujourd’hui, dans le Dictateur, même si, après-guerre, Chaplin, qui avait sans doute intégré les critiques qui lui avaient été adressées, déclara en substance : « Si j’avais su l’horreur réelle qui a eu lieu avec le génocide juif, je n’aurais pas fait ce film. » Pourtant, dans le Dictateur, le rire n’estompe pas le sentiment de frayeur que suscite Hinkel [alias Hitler, NDLR].

Les questions posées par Adorno, même s’il se trompait dans le cas du Dictateur , sont essentielles…

Oui. Adorno dénonçait aussi les invraisemblances du film, notamment certains gags dans le ghetto, qui à ses yeux affadissaient la violence du nazisme.

On pourrait faire cette même critique à l’encontre du film de Roberto Benigni, La vie est belle , une comédie dans les camps de concentration, mais cette fois-ci elle serait juste…

Oui, parce que dans La vie est belle la politique de l’esthétique, comme le dit le philosophe Jacques Rancière, c’est-à-dire la politique interne à l’esthétique, est d’une qualité beaucoup moins bonne que celle à l’œuvre dans le Dictateur. Il y a une adhésion plus forte au réalisme dans La vie est belle , qui va de pair avec le sentimentalisme. Tandis que Chaplin a une telle hauteur de vue qu’il dépasse tout pathos.

La musique du film est aussi reliée à une certaine actualité…

Oui, avec ce que tente Daniel Barenboim depuis des années, c’est-à-dire de pouvoir jouer Wagner en Israël sans que cela déclenche des réactions hostiles. Je dois rendre justice à Michel Chion, qui est le premier à avoir écrit que Wagner, et plus particulièrement le prélude de Lohengrin , n’est pas entièrement connecté à Hinkel, contrairement à ce qui peut se dire encore couramment. Parce que le prélude de Lohengrin ne résonne pas seulement lors de la fameuse scène de la mappemonde. On l’entend à la fin du film quand le petit barbier juif (interprété également par Chaplin), ayant pris la place d’Hinkel, s’adresse dans son discours à Hannah, sa fiancée (jouée par Paulette Goddard). Mais aussi beaucoup plus tôt, dans le ghetto, quand le visage d’Hannah a été mis en beauté par le barbier. Comme si la musique de Wagner transitait entre ces deux moments presque par erreur du côté d’Hinkel, dont on peut dire qu’il n’est pas à la hauteur de l’élévation de cette musique sublime, alors que le barbier et Hannah le sont.

Chaplin a choisi de faire de son personnage du barbier un amnésique depuis la Première Guerre mondiale. Pourquoi ?

En effet, le barbier n’a rien vu de ce qui passe entre 1918 et les années 1937-1938. Quand il revient dans le monde, il est stupéfait de ce qu’il découvre. Il ne reconnaît pas son pays, comme quelqu’un qui l’aurait quitté pendant des années. Ce sentiment d’incompréhension s’émousse quand on vit les événements au jour le jour, même les plus terribles. Cette incompréhension le pousse à réagir : il voit le mot« Juif » sur son magasin : pour lui, c’est un graffiti qui pollue sa vitrine. Donc il l’efface. Et, partant, il résiste à sa manière.

Être amnésique, c’est aussi être sans identité, et là, on l’assigne à une seule et unique identité…

Le barbier est d’ailleurs le seul à ne pas avoir de patronyme dans le film, à ne pas avoir de nom.

Vous montrez aussi en quoi la prise de parole finale du barbier, qui a pris la place d’Hinkel, a une puissance inouïe et de fortes résonances…

Le passage au parlant date de la fin des années 1920. Or, Charlot, dans les Lumières de la ville (1930) et les Temps modernes (1936), ne parlait toujours pas. La question qui revenait sans cesse, quand le film était en cours d’élaboration, ce n’était pas tellement : « Est-ce qu’il va dire du mal d’Hitler ? », mais : « Chaplin va-t-il parler ? » Chaplin lui-même s’est interrogé à ce sujet, pensant dans un premier temps laisser muet le barbier, et ainsi préserver le personnage de Charlot, alors que le dictateur débite un charabia d’où ne sortent que quelques mots intelligibles.
Deux aspects ont retenu mon attention dans cette prise de parole. D’abord : oui, Chaplin a décidé de parler en prononçant le fameux discours de la fin du film, à propos duquel le critique André Bazin a évoqué le visage de l’acteur-réalisateur, homme vieillissant, à 50 ans, avec des rides, des cheveux blancs, qui supplante le personnage de Charlot. Ensuite, ce discours, il est comme sommé de le faire. Schultz, l’officier de la Wermacht avec qui il s’est évadé du camp de concentration, lui dit : « Vous devez parler. C’est notre seul espoir. » Le barbier juif est donc dans la situation de quelqu’un qui ne veut ou ne peut pas parler, mais, soudain, un mouvement intérieur ou une instance extérieure lui dit qu’il est de la plus grande urgence de parler.
J’ai pensé à d’autres exemples similaires. Celui de l’Homme de la rue (1941), de Frank Capra, où le personnage de Gary Cooper, lorsqu’il s’adresse au peuple, a d’abord la parole gênée, entravée, puis libre. Capra est aussi un cinéaste démocrate, rooseveltien, antinazi, qui désire s’adresser à l’Amérique. Et puis, il y a ce passage dans Shoah , avec le Sonderkommando Abraham Bomba. Dans un premier temps, il parle presque mécaniquement de ce qu’il devait faire à Treblinka : tondre les déportés avant leur entrée dans la chambre à gaz. Mais quand il raconte le moment où des femmes de son village sont arrivées devant lui, sa voix s’étrangle, il veut arrêter. Alors, Claude Lanzmann lui dit doucement : « Vous le devez, Abe. » C’est un moment très douloureux mais aussi de très grand cinéma.

Votre livre avance ainsi, par associations d’images, comme un montage…

Je crois que ma démarche est moins picturale ou cinématographique que musicale. Je n’ai pas la fibre conceptuelle ou théorique, je ne pars pas d’un point de vue général sur un film. Je suis plutôt enclin à partir d’éléments plus microscopiques qui, de proche en proche, éveillent des résonances. Il y a une définition de la critique par Baudelaire que j’aime bien, où il dit que la critique doit être partiale, subjective, embrassant tous les aspects mais à partir de points concrets.

Votre livre parle d’un film qui est une sorte de miracle : tout concourait à ce que le Dictateur ne voie pas le jour…

Dès la naissance du projet, ses opposants évidents sont les nazis, notamment par l’intermédiaire de leur représentant à Hollywood. Aux États-Unis, sont contre également les isolationnistes, de même que les mouvements d’extrême droite pro-nazis dirigés par Charles Lindberg. Il y a un courant antisémite puissant aux États-Unis. Et puis, plus étonnant, les patrons des grandes compagnies hollywoodiennes – à l’exception des frères Warner –, qui sont pourtant quasiment tous juifs, sont extrêmement réticents. Ils s’y opposent pour une raison simple : dès qu’un projet orienté contre le régime d’Hitler arrivait aux oreilles des autorités nazies, celles-ci menaçaient de se retourner contre les familles et les amis restés en Allemagne de ceux qui participeraient à ces productions. Et elles brandissaient aussi la menace de la censure économique. Enfin, il y avait un immense tabou sur le mot « juif ». Il ne fallait pas qu’il soit prononcé dans un film. Or, dans le Dictateur, il est écrit en très gros sur les échoppes du ghetto, brisant ainsi le tabou. C’était à la fois extraordinaire et scandaleux ! En fait, seules l’obstination et l’immense fortune de Chaplin lui ont permis de mener à bien le film.

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