Le vélo, la java et le plat du dimanche

Dans le sport, la culture ou les loisirs, les plaisirs populaires d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Ce qui demeure, c’est le besoin de partage familial et de convivialité amicale.

Denis Sieffert  • 9 septembre 2010 abonné·es

La condition ouvrière étant ce qu’elle est, la culture – entendue au sens large – se pratique surtout le week-end et pendant les congés payés. Pas question de sortir le soir après une journée de boulot harassante. La pénibilité n’a guère besoin d’être définie. Elle est vécue dans les corps. Sans même parler de budget. La soirée, c’est donc le dîner, et au mieux un peu de télévision. Avec cet inconvénient que les programmes prévoient les émissions « intelligentes » pour la deuxième partie de soirée. Quand l’ouvrier est couché. Conséquence sans doute d’un obscur préjugé. En première partie, c’est la télé-réalité qui colle si peu à la réalité. On en vient à regretter « La caméra explore le temps », « Cinq Colonnes à la Une » et toutes sortes d’émissions aux vertus pédagogiques. Mais passons. Il y a de quoi se distraire ou s’informer un ou deux jours par semaine. Et puis il y a le foot. Vaste discussion. « Panem et circences ! » Du pain et des jeux, ironisait déjà le camarade Juvenal, résumant ce qu’il fallait donner au peuple de Rome pour qu’il ne se révolte pas. Mais en dehors des mauvaises intentions – probables – de nos gouvernants, les jeux et le spectacle des jeux ont fait partie de toutes les civilisations. On aime ou on n’aime pas, mais c’est ainsi : la pratique sportive pour les plus jeunes, notamment avec la Fédération sportive gymnique du travail (4 300 associations), dont la devise est « S’entraider et s’émanciper », ça fait partie de la culture ouvrière. Et le spectacle (souvent pour les moins jeunes) aussi. En dépit de ses dérives. Malgré le fric et la dope. Hélas, « aller au stade » dans l’une de nos grandes métropoles, c’est beaucoup moins « ouvrier » aujourd’hui qu’autrefois. Le côtoiement de petits « lumpen » nazifiés, les nocturnes à risque, les feux de Bengale, les rangées de CRS qui vous mettent au pas, et les prix d’entrée prohibitifs (toujours en liquide, caisse noire oblige !), ça change la nature du public. La remarque est peut-être moins vraie en province, à Lens, à Metz ou à Saint-Étienne, par exemple.

Que l’on fréquente ou non le stade local, le match de la veille à la télé constitue toujours un sujet de choix pour la conversation matinale. Et, qu’on le veuille ou non, une sorte de lien social. Tout le monde a une opinion. Autrefois, il y avait aussi un peu la boxe, voire le catch, et bien sûr le cyclisme. S’agissant du vélo, il y a encore le Tour de France, que l’on va voir passer près du lieu de vacances, mais les « Six Jours », l’hiver, haut lieu des loisirs ouvriers, avec Piaf et Yvette Horner, et les casse-croûte mémorables, c’est fini. Pourtant, malgré les scandales à répétition qui ont terni la réputation de ce sport, il subsiste entre les ouvriers, les agriculteurs et le vélo comme un lien de classe.
Le cinéma aussi a toujours fait partie de la culture ouvrière. Certes, les modes de consommation ont changé. On allait jadis au cinéma du quartier le samedi soir ou le dimanche à 15 h, sans trop savoir ce que l’on y « donnait ». Comme on sacrifie à un rituel. Aujourd’hui, les salles de quartier ont disparu. Le déplacement est plus long, cela s’organise. Le choix du film est primordial. Et puis il y a le DVD. Et Internet qui fait lentement son entrée dans l’appartement en commençant le plus souvent par la chambre des enfants. Le théâtre a également une petite place dans ce bric-à-brac culturel. Sur les grands boulevards parisiens, le petit peuple joue souvent les « enfants du paradis », ces spectateurs qui occupent le niveau supérieur à la verticale de la scène. La Comédie-Française et le vaudeville se disputent une maigre audience ouvrière, une ou deux fois par an. Jadis, l’opérette avait ses fans, avec les inévitables Marcel Merkès et Paulette Nerval, ou – les jours de fête – Luis Mariano dans un spectacle de Francis Lopez. Au Châtelet, bien sûr. La clientèle a changé quand l’opérette est devenue la comédie musicale, directement importée de Broadway. Les matinées dansantes dans les guinguettes du bord de Marne ou dans le quartier Bastille ont aussi longtemps fait partie des week-ends ouvriers avant d’être boboïsées. L’accordéon était roi. Et on faisait la « java ». La mode yéyé du début des années 1960 a poussé les habitués hors de la place. À la maison, la belle chanson à texte a longtemps résisté. Trenet, Mireille et Jean Nohain, et plus près de nous Jean Ferrat, plus que Brel ou Brassens ou Ferré, que l’on aimait écouter mais dont on fredonnait moins les mélodies.

Et puisque, l’air de rien, on est revenu à la maison, il ne faut pas oublier la gastronomie. Le repas du dimanche midi, en famille ou avec des amis, se prépare par le marché du samedi matin. Non, ce ne sont pas là les « travaux de la ménagère », mais un moment agréable que l’on partage en ­couple, tandis que les enfants sont encore à l’école. Les plats se mitonnent très tôt le dimanche. Se lever tôt, c’est décidément une habitude. La grasse matinée, on ne connaît pas ! En tout cas, ce déjeuner préparé avec amour et générosité, c’est comme un rituel. La messe des mécréants. La tablée peut discuter bien après le digestif. Et il arrive encore que l’on convoque le jeu de cartes. En ces circonstances, on n’a jamais fait mieux qu’une belote un peu bruyante. À la table familiale ou au café du coin. Ou une partie de pétanque si les alentours s’y prêtent.

Aujourd’hui comme hier, la plupart de ces week-ends manquent un peu d’air. L’activité a tendance à répondre à un besoin de sédentarité. Là encore, la pénibilité (un mot redevenu à la mode ces jours-ci) du travail explique cette aversion pour le voyage. Mais un bout de jardin ouvrier ou un pique-nique dans une forêt alentour ou au bord de la rivière, partie de pêche à l’appui, pouvaient autrefois rapprocher de la terre le citadin endurci. Caractéristique de ces sorties au grand air : on y allait souvent avec des amis. C’est un trait que l’on retrouve souvent dans cette culture ouvrière : son côté collectif qui renvoyait (il faut ici employer l’imparfait) à la nature du travail en atelier, ou à la communauté sociale que l’on formait avec le voisinage. C’est peut-être cette homogénéité (on travaillait dans les mêmes entreprises, ou on faisait le même métier) qui a le plus disparu de ­l’immeuble. Sans parler d’une fréquente communauté de vues en politique. Laquelle se traduisait par la lecture des journaux : l’Humanité, bien sûr, quand on était engagé ; et, quand on l’était moins, le Parisien, France Soir, ou le grand régional de gauche puisqu’il existait encore à peu près partout un choix idéologique.

Et les livres ? Ce serait mentir que d’affirmer que les livres de ­Sartre et les poèmes de Mallarmé traînaient sur la toile cirée de la table de la cuisine. Mais on ne versait pas pour autant dans la littérature de gare. Victor Hugo est demeuré inégalable. Ah ! Les Misérables  ! Seuls Maupassant, Zola et Prévert, et un peu Martin du Gard ou Barbusse et Aragon (par affinités politiques), peuvent cohabiter avec lui sur la table de chevet. Ce qui nous conduit tout droit à la littérature politique. La politique, ce n’est pas tout. Mais, pour beaucoup, cela faisait partie de la vie, avec son 1er Mai fleuri de muguet, ses tâches, ses réunions, ses interminables discussions. Et quelques fulgurances culturelles produites par les écoles du parti. On pouvait avoir quitté l’école très tôt et être capable d’expliquer la baisse tendancielle du taux de profit. Cela fait parfois cruellement défaut aujourd’hui.

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