L’histoire n’est pas finie !

Le prochain congrès
Marx International, qui aura lieu du 22 au 25 septembre,
posera la double question
de la révolte et de l’utopie.

Gérard Duménil  et  Jacques Bidet  • 9 septembre 2010 abonné·es
L’histoire n’est pas finie !
© PHOTO : GOULIAMAKI/AFP Jacques Bidet et Gérard Duménil sont coprésidents du congrès Marx International et ont publié « Alter-marxisme. Un autre marxisme pour un autre monde », PUF, 2007.

Le congrès Marx International se réunira cette année autour du thème « Crises, révoltes, utopies [^2] ». La séquence des trois termes suggère une progression, une chaîne d’événements s’entraînant les uns les autres, voire un programme. Le premier terme est acquis. Les crises, nous y sommes, économique et écologique. Pour le reste, l’appel pour le congrès posait bien la double question : « Les révoltes sont-elles au rendez-vous que le marxisme avait fixé à la révolution ? Comment l’utopie, prise en positif, dans sa créativité subversive, sociale, politique et culturelle, peut-elle devenir réalité ? » Et les deux termes sont intimement liés. Comment la révolte peut-elle devenir autre chose qu’un éphémère éclat de colère si l’utopie ne la propulse pas, au-delà d’elle-même, vers des territoires inexplorés ?

Organiser un congrès autour de la figure de Marx, c’est prendre le contre-pied d’une idéologie dominante qui a trouvé un slogan magnifique dans la déclaration de « la fin de l’histoire » ; une variante de la même idée est « la fin du politique » ; « la fin des utopies » ne dit pas autre chose. On trouverait d’innombrables formulations moins grandiloquentes, jusqu’au « Il n’y a pas d’alternative » de Margaret Thatcher.
Ainsi les gens d’aujourd’hui sont-ils convoqués à s’identifier à une génération sans futur. L’histoire moderne, il est vrai, s’était donnée comme une histoire du « progrès ». Grande saga de la bourgeoisie ascendante et triomphante. Défi relevé par le mouvement socialiste et inscrit dans le grand mythe communiste du XXe siècle, dans les espérances sociales-démocrates… Mais il y a bien, en effet, une crise profonde, dans ces décennies qui nous font passer du XXe au XXIe siècle. On voudrait nous persuader qu’elle est la fin de tout, que désormais il n’y a plus d’histoire, et que, du reste, on s’y est déjà résigné. La preuve en est donnée par le fait que la « lutte des classes » est un moteur définitivement arrêté.

Tout indique l’opposé. Il y a quelques décennies, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase, résultat d’une offensive particulièrement audacieuse et victorieuse de la part des classes capitalistes, auxquelles sont venues s’allier les couches dirigeantes salariées. Peut-on être aveugle au point de confondre une telle victoire avec la « fin du politique » ? Et cette offensive des classes supérieures continue, car rien n’est jamais acquis, car l’appétit de pouvoir des puissants est sans bornes. La double crise actuelle ne fournit-elle pas la démonstration de la poursuite de ce mouvement historique ? On ne peut s’empêcher de penser ici au Marx du Manifeste , qui décrivait une bourgeoisie apprentie sorcière, déchaînant des forces incontrôlables et courant de la sorte à sa perte. Un optimisme excessif, sans doute, mais un diagnostic sur le sens de l’histoire dont le capitalisme contemporain refait la démonstration.

L’histoire n’est pas finie. Elle poursuit son chemin, un de ses chemins. Pas celui que nous souhaiterions lui voir prendre. Son moteur tourne encore et toujours, le même. Pas dans le sens que nous souhaiterions. Ne pas se tromper de diagnostic, c’est déjà résister. Rien n’est simple, Marx n’a pas tout dit, et tout ce qu’il a dit n’est pas juste. Nombreux sont ceux qui ont cru s’engager sur cet itinéraire de l’histoire dont Marx avait signalé les directions, mais qui déboucha sur de nouvelles formes d’oppression. Il faut donc tout reprendre, mettre à plat. Entre le fondamentalisme et le révisionnisme, les chemins menant au dépassement des rapports capitalistes sont escarpés. Mais l’objectif est clair : se défaire des capitalistes, tendre vers l’abolition des rapports de classe en général.
C’est assez pour appeler à un congrès « autour » de la figure de Marx. Pourtant, le congrès Marx international n’est pas une réunion « sur » Marx. L’esprit qui anime les participants n’est pas l’« exégèse ». Il réunit un ensemble de chercheurs et de militants – sans exclusive, tout chercheur contestant l’ordre capitaliste étant déjà un militant, et tout militant faisant un avec sa réflexion – qui ont en commun le projet ci-dessus : le refus de l’ordre de classe établi. Ce refus anime leur pratique, chacun dans son domaine.

Les historiens ouvrent plusieurs chantiers qui nous font revenir sur un « socialisme utopique », que Marx avait précipitamment congédié, et une autre utopie, celle de la République, aujourd’hui manifestement en danger, sur les grandes réformes agraires du passé et du présent, à la fois terrain de révolte et constructeur d’alternatives. Les philosophes engagent, et c’est une première dans le genre, un débat avec des chercheurs chinois, dans la tourmente des reconfigurations sociales. Ils proposent d’introduire une pratique de « philosophie sociale », dont on se réclame aujourd’hui en Allemagne. Les écologistes s’interrogent sur la convergence des luttes anticapitaliste et écologique, sous la bannière de l’écosocialisme. Les économistes présentent une vingtaine d’ateliers, en français, en anglais et en espagnol. La crise du capitalisme est, comme on peut s’en douter, l’axe principal des débats. Mais aussi un champ des plus controversés, notamment dans les multiples voies qui en lient l’interprétation au cadre analytique marxiste (taux de profits, suraccumulation, capital fictif…). Les sociologues ont un point fort sur le Brésil, avec un important contingent venu de ce pays. Ils jouent sur la gamme de l’aliénation à l’insubordination, à la désobéissance et à l’autogestion. D’autres s’attellent au projet d’un « socialisme du XXIe siècle ». Les sciences politiques se penchent sur les révoltes en Grèce et en Iran, sur les menaces inhérentes à l’émergence d’un État-monde. La section culture interroge le cinéma, la musique et le roman : comment se conjuguent l’imaginaire, le populaire, la rébellion.
Les juristes appréhendent le droit comme arme du peuple.
Les intervenants sont un mélange de noms connus et de jeunes chercheurs, des doctorants ou post-doctorants, qui viennent échanger avec d’autres sur leurs travaux en cours. Une cinquantaine de revues, d’institutions et de groupes de recherche (des écoles doctorales, des publications écologistes, féministes, etc.), français et étrangers, présentent leurs travaux et publications en cours. De grandes revues féministes comme Nouvelles Questions féministes et Travail, genre et société sont aussi présentes. Bref, un grand rendez-vous de mal-pensants.

[^2]: Congrès Marx International VI, à l’initiative de la revue Actuel Marx, 22 au 25 septembre, université Paris-Ouest Nanterre. Information : , contact : actuelmarx@u-paris10.fr

Idées
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