Un pouvoir inquiétant

Denis Sieffert  • 16 septembre 2010 abonné·es

Nous voilà donc au milieu du gué. Une semaine après les manifestations du 7 septembre, et une dizaine de jours avant le prochain rendez-vous de la rue, jeudi 23. Comme indifférente à la rumeur de la ville, l’Assemblée nationale suit son bonhomme de chemin. Vendredi dernier, les députés ont voté le fameux article fixant à partir de 2018 l’âge légal du départ à la retraite à 62 ans, biffant d’un trait un acquis social majeur. Signe des temps, la question du financement, abordée avec le parti pris social que l’on sait, a renvoyé dans l’ombre l’aspect proprement humain du débat. Il n’est donc pas inutile de replacer les événements de ces derniers jours dans le grand livre de l’histoire sociale. Depuis un certain décret du 2 mars 1848 qui limitait la journée de travail à dix heures à Paris, et à onze heures en province, la roue de l’histoire a presque toujours tourné dans le même sens. Il a fallu la contre-révolution sanglante de juin 1848 pour remettre en cause le décret qui résultait directement des journées de février. On devine d’ailleurs la filiation dont pourrait se réclamer Nicolas Sarkozy. Un demi-siècle plus tard, la loi Millerand de 1900 gravait dans le marbre une nouvelle réduction du temps de travail. Bien entendu, nous parlons aujourd’hui des retraites. Mais, derrière des comptes d’apothicaires, c’est bien de la durée du temps de travail qu’il s’agit, à l’échelle de toute une vie. Pour la première fois depuis cent dix ans, la roue tourne à l’envers.

Certes, nous savons qu’il n’y a pas de sens de l’histoire. Ce que nous avons longtemps pris pour tel n’a jamais été autre chose que le résultat de rapports de forces sociaux. Or, depuis une bonne trentaine d’années, ceux-ci ont été inversés. Mais que cela ne nous empêche pas de poser crûment la question : pendant combien d’années tous ceux qui ont eu des métiers pénibles, ou ingrats, ou ennuyeux, vont pouvoir jouir de la vie dans la plénitude de leurs moyens ? En revenant en arrière, notre société condamne des millions de femmes et d’hommes à vivre moins longtemps, et à passer les dernières années de leur âge dans l’incapacité ou la souffrance. Nul n’ignore que l’espérance de vie d’un ouvrier est aujourd’hui de six années inférieure à celle d’un cadre supérieur. Ce qui met en lumière l’imposture de l’argumentaire gouvernemental sur l’allongement de la durée de vie, et le cynisme des mesures prétendument destinées à compenser la pénibilité. Il faut le redire : dans le texte actuel, ce n’est pas la pénibilité du métier qui donne droit à la retraite à 60 ans, c’est l’infirmité du salarié. Après deux millions et demi de manifestants dans la rue, le gouvernement concède que cette dérogation à la loi sera accordée, avec des conditions restrictives, à des salariés souffrant de 10 % d’incapacité au lieu de 20 % dans le texte initial.

Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce marchandage pour une civilisation si fière d’elle-même ? M. Sarkozy se propose de transformer les médecins en maquignons auscultant les ouvriers comme des chevaux de trait après le labour. Sordide. Il faut espérer que le front syndical, dont on sent les fragilités, tiendra bon. Ce n’est pas la crainte d’une défaite qui alimente les hésitations de la direction de la CFDT et, à un degré moindre, de la CGT, c’est la conviction que la réforme qu’une gauche de gouvernement dominée par le PS aurait peut-être quelques ressemblances avec le texte actuel. On peut le redouter en effet. Mais à chaque jour sa peine. Et nous accueillons pour notre part positivement l’engagement des dirigeants socialistes à ramener l’âge légal de la retraite à 60 ans en cas de victoire en 2012. Même si nous ne sommes pas sourds aux « nuances » qui accompagnent ces déclarations. Et nous accueillons positivement les appels à un référendum, d’où qu’ils viennent. Même si nous entendons bien les réserves du constitutionnaliste Dominique Rousseau à propos de l’arme référendaire, et si nous les partageons. Nous savons depuis l’usage qu’en fit Louis-Napoléon Bonaparte que le référendum est d’essence populiste. Mais avons-nous le choix des armes quand tout est bloqué, verrouillé, et recouvert d’un insondable mépris ? Un appel de l’ensemble des forces politiques de gauche à un référendum aurait une force certaine. Il mettrait de toute façon plus de démocratie dans ce débat qu’il n’en comporte pour l’instant. Et il n’y a aucune raison de penser que ce mot d’ordre affaiblirait la mobilisation. Il en serait le prolongement politique. Que se passerait-il ensuite ? Que feraient nos socialistes s’ils revenaient au pouvoir ? Chacun a bien là-dessus une petite idée. Mais ce n’est vraiment pas la question du jour. La question, c’est de faire barrage à un texte qui renvoie notre société des décennies en arrière. Et de mettre en échec un pouvoir qui révèle chaque jour un peu plus son visage inquiétant. Car comment ne pas voir un rapport entre la transgression de toutes les règles démocratiques dans le dossier des retraites, les mesures ouvertement discriminatoires à l’encontre des Roms et les flagorneries gouvernementales à l’adresse du Front national ? Nous avons certes une tradition démocratique, et des garde-fous institutionnels, mais il en faudrait peu pour que les hommes qui détiennent aujourd’hui le pouvoir nous entraînent vers un ailleurs obscur.

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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