Dans le même bateau

Le film de Mariana Otero dévoile en cinéma direct une prise de conscience politique et la conquête d’un pouvoir.

Ingrid Merckx  • 7 octobre 2010 abonné·es

«Une coopérative ? Formi­dable ! » , s’exclame Meunier, le fils du principal créancier, en sautant sur la table de l’imprimerie devant les ouvriers enthousiastes dans le Crime de M. Lange (1935). Évidemment, à l’aube du Front populaire, Renoir et Prévert rêvent. Surfant sur l’idéalisme de la classe ouvrière, ils tissent une fiction où la solidarité jubile contre le mauvais patron. Plus de soixante-dix ans plus tard, le rêve a assez peu changé. « Dites-moi, c’est quoi, au juste, une coopérative ? » , ajoutait Meunier-fils en aparté. « Une Scop : qu’est-ce que c’est que cette bête-là ? » , se demandent les ouvriers, en majorité des femmes, de Starissima, entreprise de lingerie féminine près d’Orléans, où Mariana Otero a posé sa caméra en 2009.

Entre nos mains est un documentaire sur un objet qui n’existe pas, ou pas encore, n’a pas d’image, mais germe et prend forme petit à petit dans la tête de ces ouvrières dont l’entreprise est menacée. Puisque le sujet n’est pas filmable, Mariana Otero s’attache à ses représentations. « Qu’est-ce que ça implique, une Scop ? Est-ce qu’on pourrait revenir aux 39 heures ? » , demande l’une. Et de se pencher, perplexe, sur la feuille qui circule : « Est-ce que tu t’engages à verser l’équivalent d’un mois de salaire de base à la Scop ? Ou : Est-ce que tu ne souhaites pas participer financièrement à la Scop ? » Un mois de salaire, c’est beaucoup. Pour sauver leurs emplois, ça vaut le coup, mais s’engager sans savoir… « Tout pourrait être remis en cause » , insiste un collègue qui passe entre les tables à repasser et les machines à coudre.

Et c’est ça qui anime ce film serré entre les murs de cette usine : l’excitation que provoque le passage d’un système pyramidal et paternaliste à un mode de travail horizontal où une personne = une voix. C’est plus qu’une prise de conscience politique, le frisson d’une aventure, d’un possible inespéré assorti de la conquête d’un pouvoir individuel et collectif. Certaines veulent y aller, d’autres hésitent, d’autres freinent des quatre fers. Il y a des réunions dans des bureaux où l’on discute sérieusement tel et tel point, indifférent à la lingerie qui pend, cocasse, dans la pièce.

Tourné en cinéma direct, Entre nos mains exploite l’invisible et le hors-champ. La caméra ne sort pas de l’usine. Le temps progresse par sauts mesurant l’avancée du projet. On ne voit pas la documentariste mais elle se signale par des questions, ce qui, ajouté aux plans fixes sur les ouvrières, annule le soupçon de fiction. Du patron, on n’entend que la voix ; des clients, on apprend seulement qu’un « gros » retire ses commandes. À défaut d’un corps, Mariana Otero parvient à donner une présence à cette idée qui vient comme électriser les discours, le cadre et les relations de travail. Et l’aventure va crescendo à mesure que ces ouvrières s’emparent de la situation. Jusqu’à une apothéose musicale qui les catapulte dans la mise en scène ou dans une réalité sublimée par ce qu’elles ont, finalement, réussi à décrocher.

Culture
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