« La mobilité sociale sera limitée »

Maître de conférences en philosophie à l’université de Leeds, Alix Cohen revient sur les manifestations étudiantes qui secouent l’Angleterre et alerte sur la dégradation des conditions d’études et d’enseignement.

Ingrid Merckx  • 9 décembre 2010 abonné·es

Politis : Depuis le 10 novembre, les étudiants manifestent dans plusieurs villes contre l’annonce d’une hausse spectaculaire des droits d’inscription à l’université [^2]. Des mouvements de cette ampleur, avec des débordements, sont-ils fréquents ?

Alix Cohen : La plupart sinon toutes les universités du Russell Group (les vingt plus prestigieuses universités de Grande-Bretagne) ont l’intention d’établir des droits d’inscription à 9 000 livres, et non à 6 000. C’est le seul moyen pour elles de couvrir leurs frais étant donné la décision de l’État de supprimer la quasi-totalité des subventions pour l’enseignement supérieur ; les seules exceptions étant les Stem (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), qui sont protégées. On assiste aux premières manifestations d’ampleur depuis l’annonce, le 20 octobre, par le ministre des Finances, George Osborne, d’un plan d’économie de 81 milliards de livres sterling d’ici à 2015. Les étudiants ont pris pour cible les libéraux-démocrates parce qu’ils sont nombreux à venir de circonscriptions « universitaires » (Nick Clegg à Sheffield, Julian Huppert à Cambridge) et qu’un des points forts de leur campagne électorale fut la signature d’un pacte ( pledge ) promettant de ne pas augmenter les droits d’inscription universitaires s’ils étaient élus. Les manifestations sont rares en Angleterre, où la grève générale est interdite, et les débordements encore plus. Ce qui rend ces mouvements exceptionnels.

Les droits d’inscriptions sont déjà assez élevés. Quelles seraient les conséquences d’une telle augmentation ?

La précarité existe déjà dans la population estudiantine, de nombreux élèves doivent travailler non seulement l’été mais aussi pendant l’année pour financer leurs études. Cette situation ne fera qu’empirer, au risque que les plus précaires se détournent de l’université. On redoute ainsi une diminution du nombre d’étudiants, la fermeture d’universités, et un écrémage social de plus en plus prononcé. Une étude récente de Million+, un think-tank universitaire, démontre que ces réformes vont limiter la mobilité sociale, que deux tiers des étudiants paieront d’avantage pour leur diplôme, et que les classes moyennes seront proportionnellement les plus touchées ; c’est ce que les experts appellent l’effet triple-whammy  : à la hausse des droits d’inscription s’ajoute celle des intérêts bancaires et des dettes à long terme. Ainsi, un étudiant en formation pour enseigner dans le primaire payera entre 15 000 livres et 25 000 livres de plus que maintenant.

Comment est financée l’université en Angleterre ?

Les universités publiques (c’est-à-dire la plupart, à quelques exceptions près comme Buckingham) sont financées par le gouvernement. Jusqu’à présent, HEFCE (Higher Education Funding Council for England) était responsable de la distribution des subsides pour l’enseignement et la recherche depuis 1992. En raison de la baisse des financements publics, de plus en plus d’universités se tournent vers le secteur privé ainsi que leurs alumni (anciens élèves) pour compléter. Par exemple, en 2005, Cambridge s’est lancé dans une campagne de dons pour célébrer les 800 ans de l’université – le but : collecter un milliard de livres. Pari ambitieux, tenu avec deux ans d’avance ! Les universités moins prestigieuses s’y mettent avec plus ou moins de succès.
En quoi consiste le système de bourses promis par le gouvernement ?
Les bourses fonctionnent selon deux principes. Tous les étudiants ont droit à un prêt à taux réduit ( student loan ) financé par le gouvernement. Le système actuel leur permet de ne rembourser ce prêt qu’à la fin de leurs études, une fois qu’ils gagnent au minimum 15 000 livres par an. La réforme du gouvernement propose d’augmenter ce minimum à 21 000. Le second principe offre des bourses ( student grants ) aux étudiants venant de milieux défavorisés. Elles peuvent être partielles ou totales, selon les revenus familiaux. L’immense majorité des étudiants utilisent les prêts à taux réduits pour financer leurs études. En moyenne, ils quittent l’université avec un endettement de 25 000 livres.

Comment sont répartis les financements ?

Un des aspects les plus choquants du projet de loi concerne la différence de traitement entre les filières. Le gouvernement entend maintenir les subventions des filières dites « utiles » à l’économie britannique (les sciences et technologies, en particulier médecine et mathématiques) et de supprimer celles des filières « non essentielles » (les humanités et sciences sociales, à l’exception peut-être de l’économie, « utile » pour certains). Au final, le marché décidera des sujets qui méritent d’être enseignés et de ceux qui sont voués à disparaître – l’université devient ainsi un business comme les autres.
Que dire des conditions d’enseignement et de recherche actuelles ?
L’université anglaise se porte mieux que l’université française. L’augmentation des droits est censée garantir le maintien d’un niveau d’enseignement et de recherche satisfaisant. Mais nombreux prévoient au contraire un déclin. Il sera de plus en plus difficile de faire face aux universités américaines et asiatiques, tant au niveau du recrutement des élèves que de celui des professeurs.

[^2]: Ces droits doivent passer de 3 290 livres (3 867 euros) à 6 000 livres (7 164 euros), et dans « des circonstances exceptionnelles » à 9 000 livres (10 740 euros).

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