Des limites de la censure

Dans son Petit Traité de la liberté de création, Agnès Tricoire nous rappelle qu’interdire une œuvre, c’est aussi se priver de
la liberté de la critiquer.

Denis Sieffert  • 7 avril 2011 abonné·es

On prête au droit les apparences froides de l’objectivité ; on s’y réfère parfois comme à une inoxydable unité de mesure. Dans son Petit Traité de la liberté de création , Agnès Tricoire nous rappelle à bon escient que c’est avant tout une matière humaine qui ne parvient jamais totalement à réduire nos passions. Et cela est plus vrai encore quand il s’agit de codifier la plus subjective de nos activités : la création artistique. Mais aussi quand il est question de l’image de chacun dans l’espace public ou du respect de la vie privée. Autant de sujets abordés par cette avocate au barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle, qui analyse, à partir de cas concrets, les motivations des jugements, et parfois leurs contradictions.

Les cas que l’histoire a retenus et ceux que nous fournit l’actualité. Comment pouvait-on, sous le Second Empire, incriminer les Fleurs du mal ou Madame Bovary au nom de l’outrage aux bonnes mœurs ? Fallait-il, en 2005, au nom du respect des religions, interdire les caricatures de Mahomet ? Existe-t-il en France un délit de blasphème ? Fallait-il, au nom de la protection de l’enfance, censurer le roman de Michel Houellebecq, Plateforme  ? Agnès Tricoire, sans jargon ni juridisme excessif, nous met en situation de comprendre des débats qui touchent à l’essence même de notre liberté. Elle nous montre qu’Ernest Pinard a la peau dure. Non seulement parce que les Fleurs du mal , condamnées en 1867, n’ont été publiées intégralement qu’en 1949, mais parce que les bonnes mœurs, ou l’idée que l’on s’en fait, sont souvent, aujourd’hui encore, invoquées en justice pour faire interdire.

Contre la pornographie, par exemple ? Mais, qu’est-ce que la pornographie ? Pour répondre, Agnès Tricoire nous emmène aux États-Unis, paradis, croyait-on, des libertés d’expression et de création. Oui, mais si « l’expression » est libre, « la création » n’est qu’en liberté conditionnelle. Et le législateur américain fait une différence entre une pornographie « indécente » et une autre qui serait « obscène ». Et lorsqu’on demande au juge américain ses critères, il se réfère aux notions d’offense à « une personne ordinaire » et de « valeur artistique », « scientifique » ou « politique » de l’œuvre, débouchant sur de nouveaux débats en abyme. Qu’est-ce qu’une « personne ordinaire », et comment mesurer une « valeur artistique » ?

Agnès Tricoire préfère se référer à une « ontologie » de l’art. Ce qu’il est en soi, plutôt que ce qu’il dit ou que nous croyons qu’il dit. Elle nous invite ainsi à ne pas confondre la fiction, même quand elle se veut « représentation du réel », avec le réel lui-même. C’est une ligne de partage fondamentale. D’où sa défense intransigeante de Houellebecq. Le personnage de roman n’est jamais l’auteur, même quand la ressemblance est troublante. Cette ligne, des ligues connues pour leurs combats anti-Pacs ou anti-avortement la franchissent allègrement au nom de la protection de l’enfance. Agnès Tricoire dénonce leur hypocrisie.

Pour mettre à l’épreuve une liberté de création qu’elle défend sans restrictions, elle nous pousse dans nos retranchements : une publicité peut-elle relever de la création ? Elle cite l’exemple d’une photographie publicitaire montrant une Cène dont les personnages, à l’exception d’un seul, sont des femmes. Sommes-nous dans le cas d’une « représentation choquante » pour les chrétiens comme en avait jugé en 2005 le tribunal de grande instance de Paris ? Agnès Tricoire conteste le jugement car, pour elle, le caractère publicitaire n’enlève rien au fait que cette image « est interprétable » . Si l’objectif est mercantile, l’image n’est pas pour autant « vide de sens » , nous dit-elle. « Dès lors qu’elle figure un sujet, elle est susceptible de débat. »

C’est ici le riche paradoxe que défend ce livre passionnant : une œuvre condamnée par un tribunal, censurée ou mutilée, cesse d’être un objet de débat. Ce n’est pas seulement l’œuvre qui est interdite, c’est aussi la liberté de la critiquer. Quand on interdit les  Fleurs du mal , ce n’est pas seulement Baudelaire que l’on interdit, c’est toute une société que l’on infantilise.

Culture
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