Le droit à l’avortement en danger

Quarante ans après le Manifeste des 343 salopes, des féministes remontent au créneau. Malgré la généralisation de la contraception, le nombre d’interruptions volontaires de grossesse reste stable, et l’accès à ce droit recule.

Noëlle Guillon  • 14 avril 2011 abonné·es
Le droit à l’avortement en danger

Bis repetita. Dans le sillage du manifeste publié par leurs aînées en avril 1971, 343 féministes ont signé dans Libération (2 et 3 avril derniers) un nouveau manifeste pour l’égalité des droits hommes-femmes. Parmi eux, le droit de disposer de son corps et, donc, d’avorter. Depuis quarante ans, et malgré l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans le code de la santé publique en 2001, le nombre d’avortements reste globalement stable : environ 200 000 chaque année en France, d’après un rapport 2010 de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). La généralisation de la contraception n’aurait rien amélioré. « Il y a encore des progrès à faire en matière d’accès à la contraception, mais cette solution ne fera jamais disparaître l’avor­tement, avertit Nathalie Bajos, sociologue à l’Inserm. Il existe un seuil en dessous duquel on ne pourra pas descendre. »

D’où l’importance d’agir aussi sur d’autres leviers, insistent bon nombre de professionnels à l’heure où le droit à l’avortement est menacé : dans son accès, du fait de la fermeture d’un certain nombre de centres IVG, économies obligent, et dans son esprit, comme sous le coup d’un retour à l’ordre moral.
« On en arrive à parler de prévention de l’avortement, et non plus des grossesses non désirées » , analyse Véronique Séhier, responsable de la mission contraception au Planning familial. La prévention des grossesses non désirées, mais aussi l’accès à l’IVG et sa prise en charge dans de bonnes conditions figurent pourtant parmi les objectifs de la loi de santé publique du 9 août 2004. Depuis 1975 et le vote de la loi Veil, le nombre de grossesses non désirées est passé d’une sur deux à une sur trois. En revanche, le recours à l’IVG est plus fréquent. En 1975, en cas de grossesse non désirée, 40 % des femmes avaient recours à l’avortement contre 60 % aujourd’hui. Or, la prise en charge se détériore. « Il y a un contexte budgétaire tendu à l’hôpital, avec de nombreux regroupements de services liés à la loi Bachelot. Mais c’est ce que l’on réprouve que l’on supprime en premier » , dénonce Danièle Gaudry, gynécologue au Planning familial.

Clause de conscience autorisant à ne pas pratiquer l’acte médical, manque d’attractivité financière, rares sont les jeunes médecins à pratiquer des avortements. Dans le même temps, les militants de la première heure s’épuisent. Et le discours sur l’accès à la contraception prime aujourd’hui sur le droit d’avorter. Le professeur Israël Nisand, responsable du pôle de gynécologie-obstétrique du CHU de Strasbourg, défend la contraception libre, anonyme et gratuite en soulignant le nombre croissant d’avortements chez les ados. Or, avec 13 000 avortements par an, les grossesses précoces représentent moins de 10 % du total. « C’est une petite proportion, même si elles présentent des problématiques bien spécifiques. La grosse majorité des avortements ont lieu entre 20 et 35 ans », précise Danièle Gaudry.

Le coût de la contraception peut représenter un obstacle. Raison pour laquelle le professeur Nisand a mis en place dans sa région, le Haut-Rhin, un dispositif « Info Ado » permettant aux jeunes filles d’avoir accès à des consultations et à des prescriptions gratuites de contraceptifs chez des médecins généralistes partenaires. Bonne initiative, mais les prestations proposées pour avorter sont insuffisantes. La loi de 2001 préconise de laisser les femmes libres de choisir la méthode : médicamenteuse ou chirurgicale. Or, dans le Haut-Rhin, la seconde n’est pas possible. « Difficile dans les plannings de réservation des hôpitaux d’avoir accès à des salles d’opération pour des IVG sous anesthésie générale. Du coup, 95 % des avortements se font par voie médicamenteuse, même à 10 ou 12 semaines de grossesse ! » , dénonce Amina Laurent, conseillère au Planning familial de Strasbourg. À ce stade, le fœtus mesure en moyenne 5,6 cm. « On tente de sauver les apparences en présentant aux femmes les deux méthodes possibles, mais on insiste fortement sur la médicamenteuse pour des raisons pratiques. On se retrouve donc avec des femmes qui avortent sous péridurale en salle d’accou­chement, avec le traumatisme que cela représente » , dénonce Jean-Claude Magnier, de l’Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception (Ancic). Jusqu’à un certain stade d’avancement de la grossesse, beaucoup avortent chez elles.

Si la contraception ne peut être une réponse unique à la question de l’avortement, il reste une marge de progression considérable en matière de prévention. « Dans les régions rurales, le seul médecin affilié au dispositif, c’est parfois le médecin de famille, que les jeunes filles ne veulent pas consulter ! » , remarque Amina Laurent. Dans le Nord, le conseil général a choisi de multiplier les centres, les hôpitaux, les associations et les permanences en PMI qui prescrivent des contraceptifs. « Il y a de grandes disparités géographiques. Dans le Pas-de-Calais, par exemple, l’accès à une contraception anonyme et gratuite n’est possible que dans les hôpitaux » , déplore Véronique Séhier. L’enjeu pour les jeunes réside surtout dans le regard que la société porte sur leur sexualité. «  Lorsque les jeunes filles pourront vivre ouvertement leur sexualité, elles ne seront plus obligées de se cacher pour prendre un contraceptif » , souligne Danièle Gaudry. D’où la nécessité d’une véritable information en milieu scolaire, insuffisamment développée malgré les recommandations de la loi de 2001. « Il faudrait, au-delà d’une simple présentation en classe des organes reproducteurs, parler également de plaisir, de respect mutuel, de santé et de violence, du corps de l’autre, etc. » , défend Nathalie Bajos.

Tout miser sur la contraception montre des limites. « Il n’y a pas, à ma connaissance, d’étude scientifique montrant une diminution du nombre d’avortements en Alsace avec le dispositif Info Ado » , constate la sociologue. En France, sur l’ensemble des femmes qui avortent, les deux tiers disent l’avoir fait alors qu’elles étaient sous contraceptif. « Entre 1968 et 1974, 47 % des jeunes filles n’utilisaient aucun moyen de contraception lors de leur premier rapport. Aujourd’hui, elles ne sont plus que 4,3 % » , détaille Véronique Séhier. Car qui dit contraception n’exclut ni mésusage ni oubli, volontaire ou non. « Il y a une question de maturation. Un désir ambivalent de grossesse qui n’est pas celui d’enfant. » Chez les jeunes filles, difficile d’éradiquer toute volonté de prise de risque ou de se tester. Chez les 20-35 ans, l’avortement survient lors des moments de rupture dans la vie, explique Danièle Gaudry. « Depuis les années 1970, la norme de la maternité a évolué. On attend d’une femme qu’elle ne soit ni trop jeune ni trop âgée, dans une relation stable, avec une bonne situation matérielle et professionnelle, pour être mère. Tant qu’elles ne collent pas à cette norme, certaines préfèrent avorter » , remarque Nathalie Bajos. Autres marges de manœuvre : un meilleur accès à la contraception d’urgence
– le Planning familial y travaille avec les pharmaciens, qui ne jouent pas toujours le jeu – et le maintien de ­centres dédiés, accessibles et bien répartis sur le territoire.

De moins en moins de centres

Chaque hôpital public doit pouvoir procéder à une IVG, stipule la loi du 4 juillet 2001. On en est loin. Non seulement le délai légal n’est pas toujours observé : de nombreux établissements ne proposent l’IVG que jusqu’à 10 ou 12 semaines d’aménorrhée, quand la loi en autorise la pratique jusqu’à 14 semaines. Mais, surtout, le nombre de centres dédiés ne cesse de diminuer : 639 centres en hôpitaux en 2006 contre 729 en 2000, selon le rapport de l’Igas de février 2010. « Difficile de dire combien de centres ferment, car les regroupements ne sont pas comptabilisés comme des fermetures » , pointe Danièle Gaudry, du Planning familial. « À Lyon, l’activité de l’Hôtel-Dieu a été transférée à l’hôpital Édouard-Herriot. Problème, cet hôpital ne pratique pas d’IVG entre 12 et 14 semaines d’aménorrhée de façon courante. L’activité reste la même en théorie, mais c’est loin de se vérifier dans les faits. » Résultat, les centres sont surchargés.

Avec des situations critiques à Paris, à Marseille et à Lyon. Alors que les délais d’accès à un centre IVG en France se sont globalement améliorés pour se rapprocher des 5 jours recommandés par la Haute Autorité de santé, des tests réalisés en région parisienne attestent de 3 semaines d’attente pour un premier rendez-vous. « C’est inadmissible que des femmes qui se présentent dans les délais légaux ne puissent être reçues » , déplore Danièle Gaudry. Chaque année, environ 5 000 femmes en France se rendent en Hollande pour avorter. Les statistiques ne disent pas combien avaient contacté un hôpital dans les délais prévus par la loi.

Société
Temps de lecture : 8 minutes