Les virtuoses de la polyvalence

En pleine crise du disque, les musiciens de jazz développent l’autoproduction, l’autodiffusion, créent des collectifs et se mettent au management, pour pallier le manque de soutien des clubs.

Ingrid Merckx  • 16 juin 2011 abonné·es

Le disque est en crise. Mais le disque n’a jamais été aussi important. Tel est le paradoxe soulevé par le pianiste Laurent Coq sur son blog Révolution de jazzmin, ouvert le 1er avril à la suite d’une prise de bec avec Sébastien Vidal, patron du club Le Duc des Lombards à Paris et programmateur de la radio TSF jazz (voir Politis du 14 avril). S’ensuivit une polémique qui a eu le mérite de libérer la parole et de souligner cet état de fait : il est devenu difficile pour un jeune musicien de se faire connaître. « Il y a quinze ans, on arrivait à jouer dans deux ou trois clubs parisiens sans avoir sorti de disque. Aujourd’hui, c’est impossible : les clubs et une bonne part des festivals programment des musiciens déjà sur le marché ! », regrette Laurent Coq, alerté par le sort de ses élèves de l’Edim, à Cachan (94). En dix ans, le nombre de musiciens a été multiplié par dix mais les lieux de concerts seulement par trois, d’après l’Irma, centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles. Le secteur s’est paupérisé à mesure qu’il s’est professionnalisé.


« L’économie du disque a pris une sacrée gifle, rappelle Stéphan Le Sagère, directeur de la Fneijma, fédération qui rassemble plus de 45 structures de formation jazz. Les musiciens se recentrent sur la scène, mais les programmateurs ciblent les vedettes cependant que l’immense majorité rame. » Baisse des financements accordés par l’État, qui entend réduire le nombre de festivals pour mieux doter ceux qui restent, disparition des cafés-concerts du fait du décret de 1998 sur l’isolation phonique, clubs qui préfèrent miser sur des valeurs sûres plutôt que de prendre des risques avec des découvertes… « Dans une économie qui s’est tendue, plus personne ne peut résister aux sirènes commerciales », déplore Laurent Coq. « Les grands médias s’intéressent peu à la musique, et encore moins au jazz. Seul un millième de ce qui se fait sur la scène actuelle arrive aux oreilles du public ! », peste Pierre Villeret, des Allumés du jazz, regroupement de labels indépendants dont le catalogue donne un bon aperçu de ce qui s’enregistre hors majors depuis trente ans. La presse spécialisée s’est réduite. « La situation n’est pas catastrophique mais elle est difficile, reprend Stéphan Le Sagère. Elle exige un repositionnement des musiciens et de la filière. »


C’est ce qui est en train de se passer. Dans un milieu où les structures préservent leur fonctionnement, où des « chapelles » défendent leur vision du jazz, et où les musiciens sont peu politisés, différents acteurs du milieu du jazz préparent une tribune commune à paraître mi-juillet pour alerter les pouvoirs publics. Résultat de la secousse provoquée par le blog Révolution de jazzmin. De son côté, Laurent Coq monte avec un groupe de musiciens un projet de nouveau lieu de diffusion à Paris. Surtout, des collectifs naissent ou se renforcent un peu partout. Des historiques comme Grands Formats, à Paris, et l’Arfi, à Lyon, des incontournables comme Pavé jazz, qui, créé en 2003 par des étudiants parisiens, rassemble aujourd’hui plus de 200 amateurs et professionnels. « Le plus dur, c’est de se professionnaliser, explique Nicolas Bongrand, coordinateur. Et de trouver des salles intéressantes qui respectent les musiciens : bonnes conditions de jeu et d’écoute pour des prix d’entrée qui ne dépassent pas 10 euros. » Les 2 et 3 juin, Pavé jazz « faisait le pont » au Studio de l’Ermitage dans le XXe avec quatre jeunes formations à l’affiche : Zarbituric, Apropode, Arat Kilo et Whiteys. Ateliers, répétitions… « On essaie surtout de mutualiser les contacts et les réseaux.  »


« Si la filière de la production est en ruine, le disque reste un outil indispensable pour exister »,* rappelle Laurent Coq. Les autoproductions explosent, les autodiffusions aussi, grâce à Internet. « Les disques se vendent bien pendant les concerts, note Pierre Villeret. Il est aussi de plus en plus facile d’enregistrer dans de bonnes conditions pour pas trop cher. » « Avec les collectifs qui se créent, il n’y a pas forcément moins de structures de diffusion », estime Françoise Dupas, présidente de la Fédération des scènes de jazz (FSJ), réseau de 27 scènes. Sauf que les musiciens doivent désormais, en plus de la pratique instrumentale, maîtriser les nouveaux circuits de production et de diffusion, apprendre à se vendre, alimenter leurs réseaux, trouver des dates, rédiger des dossiers de presse, donner des cours, encadrer des stages, animer des ateliers d’éveil, etc. « Les musiciens professionnels doivent devenir des professionnels de la musique, analyse Stéphan Le Sagère. Si leur cœur de métier reste la pratique instrumentale, ils doivent miser sur la multi­activité. » De quoi interroger les contenus de formation. « Il faut une grande polyvalence pour développer des projets professionnels qui intègrent plusieurs projets artistiques. On ne peut pas tenir avec un seul projet. Il faut plusieurs groupes, plusieurs esthétiques. »


Sans s’aligner sur les écoles américaines, qui délivrent de véritables leçons de management, la plupart des écoles françaises proposent des cours d’environnement professionnel. Suffisant ? « Les étudiants n’en sont pas friands », glisse le directeur de la Fneijma, qui estime que la situation est moins difficile pour les moins de 30 ans, « génération Facebook », « habitués à la galère », et les plus confirmés « qui ont du réseau et du métier ».


Trop de musiciens ? On compte 11 000 élèves rien que pour la Fneijma. Outre une sélection aux portes des écoles, il existe une sélection sociale induite. « Ceux qui continuent sont soit des nantis, soit des acharnés », lâche Nicolas Bongrand. « Avant, on pouvait faire une sélection sur la technique ; maintenant, ils maîtrisent tous ! », s’exclame Françoise Dupas. « Dans les années 1990, on a fait de gros efforts sur l’apprentissage mais sans se poser la question des débouchés. Où tous ces musiciens excellents vont-ils bien pouvoir jouer ? » « Devant la faillite des pouvoirs publics, les clubs ont un rôle à jouer », martèle Laurent Coq, question de responsabilité au regard du maintien de la diversité. « Ils ont le devoir de diffuser des jeunes. En première partie de têtes d’affiche, par exemple. » Idem pour les Scènes musiques actuelles (Smac, intégrant le jazz), renchérit Nicolas Bongrand. Pourquoi les scènes labellisées programment-elles si peu de jazz ? « Le jazz n’est pas une esthétique qui déplace les foules », rappelle Pierre Villeret. La France compte quand même 600 festivals, qui gagnent du public chaque année, y compris les 40 de l’Afijma, à la programmation pointue. Le programme Jazz migration de la fédération assure plusieurs dates et l’aide à l’enregistrement d’un album à trois formations sélectionnées tous les ans : Sidony Box, Q et Metal-O-Phone pour 2011. « C’est trop peu, admet Antoine Bos, délégué général de l’Afijma. En même temps, les budgets baissent ou stagnent, et les festivals ne peuvent consacrer tout leur programme à la jeune scène. »


De surcroît, le public de jazz vieillit. « C’est une musique qui ne sonne pas jeune a priori, reconnaît Nicolas Bongrand. D’où l’intérêt d’ouvrir les programmations. » Savante et populaire, le jazz est une musique métisse dont les frontières continuent de faire débat. Mais une bonne part des musiciens se moquent pas mal des distinctions. « Le paysage a changé. Il faut tout reposer, y compris les politiques en faveur de la musique », insiste Françoise Dupas. Car les difficultés rencontrées dans le jazz sont globalement les mêmes en classique et en variété.

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