À Neuilly-sur-Seine, la ville anti-logements sociaux : « Une loi, c’est fait pour être détourné »

Neuilly-sur-Seine vient d’être épinglée une énième fois par la Fondation Abbé Pierre comme étant l’une des communes françaises les moins bien loties en logements sociaux. Reportage dans une ville-ghetto.

Erwan Manac'h  • 22 juillet 2011
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À Neuilly-sur-Seine, la ville anti-logements sociaux : « Une loi, c’est fait pour être détourné »

« La mixité c’est une bonne idée, mais si les gens habitent à Neuilly, ce n’est pas par hasard »… Debout dans l’entrée d’une bâtisse monumentale, Théodore et Timothée, 18 ans, expliquent à demi-mot l’attachement de leurs voisins à une certaine idée de l’entre-soi. Le long de leur rue privée et vidéo-surveillée, barrée à l’entrée par une grille et un digicode, les riverains sont peu loquaces. Remerciements polis, rire dédaigneux : ils opposent un « sans opinion » aux questions qui dérangent. « Il y a beaucoup de gens âgés qui prennent peur à Neuilly , se forcent à analyser les deux jeunes bacheliers. Il y a des gens qui ne sont pas très ouverts d’esprits, mais nous les jeunes, nous ne pouvons rien faire. »

Illustration - À Neuilly-sur-Seine, la ville anti-logements sociaux : « Une loi, c’est fait pour être détourné »

Le 16 juin, la Fondation Abbé Pierre publiait un rapport sur l’application de la loi de solidarité et de renouvellement urbain (SRU) qui oblige toutes les communes de plus de 3500 habitants[^2] à construire 20 % de logement sociaux. Avec 3,6 % de son parc destiné au locatif social en 2009, 4,02 % aujourd’hui, Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) reste la ville de plus de 50 000 habitants la moins dotée de France. Elle talonne même Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) au tableau des déshonneurs, n’ayant réalisé que 23 % des objectifs fixés par le ministère du Logement entre 2002 à 2009 (Saint-Maur arrive en tête avec seulement 10 % de l’objectif réalisé).

Neuilléens et Neuilléennes se cachent derrière des « éléments très objectifs » pour masquer leur mauvaise volonté. La ville moyenne la plus riche de France serait déjà surchargée, expliquent-ils de concert. La mairie qui « a déjà beaucoup communiqué sur la question » veut redire sa bonne volonté : « Nous ne nions pas que nous partons d’extrêmement bas, mais le maire ne baisse pas les bras. Or il n’existe aucun terrain vague, aucun immeuble désaffecté, aucun habitat insalubre : comment faire dans ces conditions pour construire du logement social ? »

Question de volonté politique, opposent les défenseurs de la SRU : la mairie pourrait faire valoir son droit de préemption pour acquérir des appartements et les reconvertir ou jouer l’intermédiaire pour rendre accessible à des tarifs sociaux des logements du parc privé. Des solutions jugées trop coûteuses : « Ici le mètre carré coûte entre 8 000 et 11 000 euros à l’achat, la facture serait trop élevée pour la mairie » , explique un riverain sorti promener son chien, un brin gêné. « Après, il est certain que les gens ne veulent pas voir de logements sociaux dans leur ville , concède-t-il. Chacun essaie de s’arranger comme il peut. Finalement, une loi, c’est fait pour être détourné… »

Sur la période étudiée par la Fondation Abbé Pierre, la ville de Paris, qui connaît également une très forte pression immobilière, a pu réaliser 139 % de ses objectifs et construire 37 500 logements sociaux. À Neuilly-sur-Seine, plusieurs projets immobiliers sont en cours, avec notamment la construction d’un complexe culturel qui prévoit l’ouverture de… 29 nouveaux logements sociaux. Une goutte d’eau.

Aucune amende

Loi SRU : très loin du compte La moitié des 682 municipalités dont le taux de logements sociaux était inférieur à 20 % n’ont pas rempli leurs objectifs de rattrapage sur la période 2002-2009, d'après le palmarès de la Fondation Abbé Pierre. Les mauvais élèves sont souvent des petites villes tandis que « les villes de plus de 50 000 habitants disposent la plupart du temps d’un minimum de 15 % de logements sociaux » , d’après l’association, qui note une « légère progression » par rapport au pointage précédent, en 2008. 40 % de la production totale de logements sociaux est assumé par 156 communes, souvent les plus proches du seuil légal des 20 %, tandis que « les communes les moins bien dotées sont celles qui s'affranchissent le plus de leurs obligations » : 61 % des villes comptant moins de 5 % de logements sociaux n'atteignent pas la moitié de leur objectif. « Un refus de solidarité inacceptable en période de crise » , estime l'association, qui rappelle que « près de 10 millions de personnes sont touchées par la crise du logement dont 3,6 millions de personnes pas logées ou très mal logées. » Comme Neuilly, certaines villes concentrent leurs efforts de rattrapage sur la construction de logements « intermédiaires », plus sélects. Un tiers des logements sociaux construits sont des Prêt locatifs sociaux (PLS), les plus chers, alors que les habitats s'adressant au plus démunis, les Prêts locatifs aidés d'intégration (PLAI), représentent 14 % des appartements financés entre 2002 et 2009. Les revendications de la Fondation Abbé Pierre : -Porter la part minimale de logements sociaux à 25 % dans l’ensemble des communes (30% dans les zones les plus tendues).
  • Multiplier par trois les amendes en cas de non respect des obligations.
  • Mettre en œuvre systématiquement le droit de préemption urbain afin que les préfets se substituent aux communes qui ne remplissent pas leurs obligations.
-Martin Hirsh appelle sur son blog à des moyens réellement incitatifs, comme l'inéligibilité des maires hors-la-loi, ou la suspension totale ou partielle des indemnités des membres du conseil municipal.
La loi prévoit que les sommes investies dans le locatif social soient déduites des amendes imposées aux villes hors des clous. Amendes bien trop faibles pour effrayer une commune au compte en banque bien garni : en investissant chaque année 4 millions d’euros, soit 2,6 % de son budget 2011, Neuilly efface son ardoise envers l’État qui serait, d’après le cabinet du Maire, de 3,3 millions d’euros. La ville ne paye donc aucune amende alors qu’elle ne réalise que 23 % de ses objectifs triennaux de construction.

En l’absence de sanction dissuasive, la ville préfère donc minimiser ses investissements. « Il y a une volonté farouche de conserver un taux d’imposition très faible » , explique Marie Brannens, secrétaire de section PS de Neuilly, candidate aux dernières municipales et Neuilléenne depuis 30 ans.

Depuis l’élection municipale 2008 et le second tour opposant la droite à la droite, socialistes et écologistes, qui ont recueilli 8 % des suffrages, ont perdu leurs sièges au conseil municipal. Leur voix est quasi inaudible. « Les gens sont gênés par cette question, car une grande partie de la population veut conserver le côté protégé de Neuilly , raconte Marie Brannens. La question des logements sociaux est devenue caricaturale. Mais ils ne se font pas d’inquiétude. La mairie dépense son énergie pour contester la loi plutôt que de trouver des solutions. » En décembre 2010, le maire Jean-Christophe Fromantin déposait un recours contentieux contre l’État devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (Val d’Oise) pour contester les objectifs que le ministère lui avait soumis. Elle attend depuis la réponse, martelant que le manque de place l’empêche de construire en dépit de sa bonne volonté.

Quelques logements, mais pas trop sociaux

Outre le nombre de logements construits, c’est aussi la nature des appartements qui pose question. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues spécialistes des grandes richesses, ont publié en 2007 une étude[^3] sur l’entre-soi et la conscience de classe, aiguë, de cette caste dominante, en s’appuyant sur l’exemple de Neuilly-sur-Seine. Les sociologues pointaient notamment la stratégie employée par les municipalités les plus huppées, qui construisent en priorité des logements classés dans le haut de gamme de l’habitat social. « Depuis cette étude, la mairie a fait des efforts de communication et de transparence, mais nous faisons régulièrement des demandes pour savoir qui occupe les logements sociaux à Neuilly. Les dernières informations dont nous disposons datent de 2006 » , explique Marie Brannens. En retirant de son comptage les logements dépendant du dispositif Prêt locatif social (PLS), qui s’adresse au haut du panier des bénéficiaires de logements sociaux, la Fondation Abbé Pierre estime que le taux de réalisation des objectifs de la ville de Neuilly chute de 23 à 10 %.

Dans une bâtisse lumineuse de cinq étages, une soixantaine de logements sociaux ont été inaugurés en 2002 par Nicolas Sarkozy, alors député-maire de Neuilly-sur-Seine. « Ce ne sont pas des HLM , prévient d’emblée le

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gardien devant l’entrée pavée de marbre, ce sont des logements sociaux [^4] . Les loyers vont de 500 euros pour un studio à 1500 euros pour un trois pièces.  » Dans les coursives garnies de moquette, les familles « De Urresti », « Djielbeogo » ou « Wurmser » sont toutes absentes ou peu disposées à répondre à nos questions. « Pendant un moment il y avait quelques voyous , raconte alors le gardien : Des gens qui fumaient des pétards et buvaient de l’alcool. Mais nous avons serré les boulons et appelé la police. » Bon gré mal gré, la quiétude neuilléenne est sauve. « Il y a encore des revenus modestes à Neuilly-sur-Seine, mais petit à petit ils vont être dégagés , s’inquiète Marie Brannens. Il y a une vraie détermination à ne pas se mélanger. »

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Ailleurs sur le web :

-Lire le palmarès 2011 des communes sur l’application de la loi SRU.

Ils se distinguent dans la catégorie des villes de plus de 50000 habitants :

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Source: Fondation Abbé Pierre, Palmarès 2011 des communes.

[^2]: La loi concerne les communes situées dans une agglomération de plus de 50 000 habitats dont au moins une des communes dépasse les 15 000 âmes.

[^3]: « Les Ghettos du Gotha, comment la bourgeoisie défend ses espaces », Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Seuil, 2007

[^4]: Les HLM sont en réalité des logements sociaux, mais ils comptent parmi les plus modestes, comme les PCL, PLAI, PLUS qui sont loués 340 € par mois pour un trois pièce (source « Les ghettos du gotha », Pinçon-Charlot). En revanche, les « logements intermédiaires » (PLI, ILN et PLS) sont plus onéreux et plus cossus.

Société
Temps de lecture : 7 minutes
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