Fort Worth, la ville aux 2000 puits

Au nord du Texas, Fort Worth a été la première grande ville américaine, et la seule encore à ce jour, à autoriser l’exploitation du gaz de schiste dans son périmètre. Histoire d’une déferlante incontrôlée.

Xavier Frison  • 22 septembre 2011
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Fort Worth, Texas. Là où tout à commencé. En 2005, une ville de 750 000 habitants offre pour la première fois aux Etats-Unis son sous-sol aux foreuses à têtes chercheuses de gaz de schiste et à leur technique d’extraction dévastatrice, la fracturation hydraulique.

Illustration - Fort Worth, la ville aux 2000 puits

Dès 2004, Don Young, un artisan spécialisé dans le travail du verre, a été alerté du problème. Il a alors 54 ans et vit à Fort Worth depuis toujours. Juste en face de sa confortable mais modeste maison, au nord-est de la ville, il a l’habitude d’aller se perdre dans cette immense « prairie » où vivent plus de 500 espèces végétales et animales. Enfant, il y jouait ; adolescent, il allait y baguenauder avec ses amourettes. Mais, en cette année 2004, il y croise des gens qui lui parlent d’un étrange projet : « Quelqu’un va forer un puits dans la prairie » . Si ce n’est un billet vert ou deux donnés à Greenpeace, Don n’a jamais eu l’âme d’un militant. Mais, dit-il aujourd’hui, « j’ai tout de suite su que je devais agir » . Il créé un site Internet des amis du lieu, lance des pétitions à tire-larigot, dévore toute la littérature disponible sur l’exploitation du gaz de schiste, mobilise des centaines de personnes. « Et on les a arrêtés » .

Seulement voilà, l’industrie du gaz naturel a faim de nouveaux débouchés. Et dispose de beaucoup de moyens pour convaincre les propriétaires des terrains convoités, également propriétaires du sous-sol selon le droit américain, de lui en louer l’exploitation. À raison d’une moyenne de 25 000 dollars par acre (4000 m2), plus 25 % de royalties sur la production, l’affaire est alléchante. « Non » , dit Don Young aux « landmen » , ces hommes qui font du porte-à-porte pour le compte de l’industrie gazière et lui proposent 12 500 dollars pour ses 2 000 m2. Mais une écrasante majorité des habitants démarchés se laisse convaincre. Une fois le chèque à la signature encaissé, les royalties se révèlent être une arnaque pour la plupart des propriétaires : il faut déduire de ces 25 % une partie des frais de fonctionnement du site et les taxes locales. Au final, les gens encaissent en moyenne 25 dollars par mois. Parfois un chèque de… 32 cents, parfois rien.

Commencée en 2005 par le nord et l’est d’une ville sise au beau milieu de l’immense formation rocheuse de schiste appelée « Barnett shale », la course aux forages a gangréné Fort Worth en un temps record : il aura suffit de six ans pour forer 2 000 puits entre les maisons des habitants. Près des écoles, dans les quartiers pauvres, les quartiers riches, dans les zones commerciales, les zones pavillonnaires, les parcs publics, autour des musées. Partout, sans que le citoyen de base ne s’en émeuve, dans ce berceau du conservatisme politique et du pétrole roi. Et sans réelles restrictions légales, la mairie étant cul et chemise avec l’industrie de l’énergie.

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Aucune raison, donc, de s’arrêter en si bon chemin : certains estiment que Fort Worth sera très vite criblée d’au moins 5 000 puits. En 2010, le patron du géant de l’énergie Chesapeake pariait sur 7 500 forages. « Fort Worth est une cause perdue » , estime Don Young, dépité. « Et le Texas aussi. Mais on continue à se battre ici en espérant que cela serve à d’autres régions aux Etats-Unis, mais aussi à l’étranger, comme chez vous en France. Il ne faut pas se laisser faire », conclut-il avant de tourner la clé de contact de son van. L’heure est venue de procéder à une petite inspection des forces en présence.

Trois mois sans pluie, 40 ° à l’ombre, des restrictions d’eau pour les particuliers et la plus grande sécheresse qu’ait connu le nord du Texas de mémoire d’homme. On ne pouvait pas mieux tomber, en ce début septembre, pour partir à la découverte des fameux puits d’extraction de gaz de schiste, connus, entre autres écueils, pour leur phénoménale consommation d’eau. Ils tournent à plein : ça creuse, ça pompe et prélève sans vergogne l’eau de la Trinity river qui serpente dans la ville.

À quelques encablures de la maison de Don Young, on enjambe tranquillement la grille barrant l’accès à un large chemin de terre, terminé par une étendue plate de la taille d’un terrain de foot. Tout autour, des grillages surmontés de barbelés. Avant, cet endroit faisait partie du parc de Tandy Hills, 65 hectares de nature préservée. Perdu au milieu du remblais beige, une petite excroissance métallique d’un mètre de haut, guère plus. Un « christmas tree », un arbre de Noël, dans le jargon de l’industrie. Autrement dit, un puits.

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Une vingtaine d’autres de ce genre pourront être percés sur cette surface, entraînant dans les étroites ruelles de ce quartier résidentiel un incessant ballet de gros camions charriant eau, sable, produits chimiques, déchets, matériels de forage et de fracturation hydraulique. A quinze mètres du grillage interdisant l’accès au site, une maison. Il devrait pourtant y avoir 600 pieds (182 mètres) de distance réglementaire. Chesapeake, l’exploitant du site, a probablement graissé la patte des propriétaires en échange de leur silence. Simple, rapide, efficace.

Nous prenons la route, un peu au hasard, à la recherche de forages en cours. Pas besoin de rouler bien longtemps. Celui-ci, à l’est du centre-ville, est immanquable : un immense puits d’une soixantaine de mètres de haut toise la fourmilière en activité à ses pieds.

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Le dispositif ne trompe pas : on est en plein forage, à plus de 1 500 mètres sous terre, première étape avant la fracturation hydraulique et l’extraction du gaz. Pudiquement entouré d’immenses murs molletonnés – royale concession des industriels pour tenter de limiter le vacarme de l’opération -, le chantier est en plein coeur d’une zone commerciale défraîchie. Pour satisfaire leur besoin de terrains, les géants américains de l’énergie ont trouvé tout récemment une méthode radicale : racheter des « shopping center » souffreteux, les fermer, virer tout le monde et détruire le tout pour forer. Plus besoin d’aller soudoyer les particuliers un à un pour louer leur sous-sol.

Direction l’ouest du centre-ville. Là aussi, ça fore sévère. Même puits immense, même risible dispositif anti-bruit, la seule pseudo-contrainte imposée aux sociétés de forage ici.

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D’un mobile-home à auvent posté à l’entrée du site surgit un vieux couple de retraité à l’air bonhomme. On s’attend à boire l’apéro et embrayer sur une petite pétanque avant de comprendre que tous deux sont embauchés par la société de forage pour assurer… la sécurité du site. « Security », c’est d’ailleurs écrit en toute lettre sur la casquette de monsieur. Avec leur roulotte, les deux tourtereaux voguent ainsi de forage en forage, au grès des puits percés ici ou là dans la région. Cela fait quatre mois qu’ils ont pris ce boulot d’appoint, restant parfois un mois, parfois deux jours. « Ça dépend de la durée du forage et de l’extraction » . L’exploitation du gaz de schiste est-elle dangereuse ? « Eh ben en fait, on n’en sait rien , rigolent-ils de leur accent traînant. Vous savez nous, on est juste deux retraités du fin fond du Texas. »

Au détour d’un nouveau puits, un camion citerne attire l’attention : il pompe l’eau d’une borne publique réservée aux pompiers. Renseignement pris auprès du chauffeur, l’entreprise de forage qui l’embauche a obtenu l’autorisation de la ville pour aspirer l’eau publique. Et ce afin… d’arroser de l’herbe, en pleine sécheresse, sur un site à remettre en état après le passage dévastateur de dizaines de camions transportant l’eau nécessaire à la fracturation hydraulique. Ubuesque.

Il y a encore ce site coincé entre un quartier chic de la ville et une zone de grande pauvreté, rectangle plat bordé d’un joli muret de pierres côté huppé, brut de décoffrage côté désoeuvrés. Ou ce puits à la peinture fraîche, dans un immense lotissement en construction, destiné à accueillir la bourgeoisie locale. Les maisons ne sont pas encore construites, mais les routes, oui. Tout comme les puits, déjà forés. Voilà qui évitera les questions embarrassantes du voisinage, mis devant le fait accompli.

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Un autre forage s’étale juste devant les terrains de sport de l’école la plus chère de la ville. Idéal pour s’aérer les poumons. En plein downtown , les amateurs de culture ne sont pas épargnés : planqué derrière les fameux musées de Fort Worth, qui voilà ? Un puits, pardi ! Il mérite sa place, puisque le tout nouveau bâtiment du musée de Science et d’histoire de la ville a été financé par l’industrie du gaz naturel. Ce qui lui vaut un espace totalement dédié à la gloire de sa belle activité, avec animation multimédia et jeux pédagogiques. Il paraît que les enfants adorent.

Photos : Xavier Frison (sauf vue aérienne de Fort Worth : AFP)
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