En Pennsylvanie, un « génocide environnemental »

Reportage – Situé sur la formation schisteuse du Marcellus Shale, l’Etat de Pennsylvanie et ses habitants paient un lourd tribut à l’exploitation du gaz de schiste.

Xavier Frison  • 5 octobre 2011
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En Pennsylvanie, un « génocide environnemental »

Sous un orage de force divine, ahuri par les heures de route et la noirceur carbone de la nuit, nous voici doublant Bethlehem et Nazareth tel d’aveugles fidèles fonçant vers le chaos. Ce n’est pas le tour du monde en 80 minutes mais la Pennsylvanie, coin paumé à l’ouest de New York, à quelques encablures du Canada. La pluie aura raison de nous à Dickson City où, toisant notre dégaine fatiguée, un hôtel trop neuf pour être honnête nous tend sa dernière chambre, comme une offrande au nécessiteux. En ce week-end de fête du travail, événement totalement apolitique pour l’Américain moyen, l’endroit est infesté de touristes en short et baskets blanches. C’est un peu à qui gueulera le plus fort, dès 9 heures du matin. Pas moyen d’y échapper. Avaler deux œufs en plastique, descendre un jus de café et au plaisir messieurs-dames. Il est temps de filer sans demander son reste. Ca tombe bien, un certain Frank nous dit par mail qu’on « fracture » près de chez lui ce matin, du côté de Montrose, tout au nord de l’Etat. On arrive, Frank.

C’est beau comme tout, la Pennsylvanie. Pour un peu on en chanterait les louanges sur l’air de « La Californie » de Julien Clerc, les bras tendus vers le ciel. On irait alors s’emplâtrer à coup sûr dans les chromes d’un des innombrables camions-citernes qui transitent sur ces petites routes champêtres, pas vraiment prévues pour supporter de tels mastodontes. Voici un assortiment de ce qui nous est passé sous le nez en moins de dix minutes :

Sur les cuves, il est écrit « clear water », ou parfois « residential waste », soit « eau claire » et « déchets résidentiels ». Il faut bien nourrir les bêtes : on compterait environ 280 puits d’extraction de gaz de schiste dans ce petit comté situé sur la formation rocheuse de l’immense Marcellus Shale, qui en couvre 53 sur plusieurs Etats.

Illustration - En Pennsylvanie, un « génocide environnemental »

D’autres comtés de Pennsylvanie peuvent accueillir un millier de forages. Le ballet des calandres rutilantes est incessant. Coincée entre deux grosses citernes roulantes déboule soudain une voiture hybride rouge, conduite par Vera Scroggins. Ce petit bout de femme énergique a été une des toutes premières, en 2008, à alerter ses amis, voisins et un cercle de plus en plus large du danger à venir. Elle est allé frapper à la porte de Frank Finan, mais aussi de Rebecca Roter, qui arrivent à leur tour, sauvés des « trucks ». « Personne ne nous a jamais prévenu pour l’extraction du gaz de schiste ici, ça s’est su par le bouche à oreille , confie Vera. Au début, on n’y connaissait rien. »

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Vera, Rebecca et Frank

Les temps ont changé : le trio connaît son sujet sur le bout des doigts, repère les puits en construction mieux qu’un Sioux le bison et a table ouverte chez la plupart des habitants du coin souffrant de la proximité d’un puits. Jean (prononcer « djin ») Carter et son mari Ron sont de ceux-là. Plus tout jeunes, les Carter. Mais pas épargnés pour autant par les ennuis à fort relent de méthane. Le puits situé à 30 mètres de leur maison est en fin de vie, mais au pic de sa production, entre 2008 et 2009, l’air était irrespirable, « une odeur horrible » .

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« J’ai été malade pendant un an après la construction du puits en 2008, jusqu’à ce que je cesse de boire l’eau du robinet et de prendre des douches avec l’eau courante » , explique Jean, accoudée à une grosse citerne dans son jardin. Mal de gorge, yeux piquants, vertiges, mal de tête, saignements de nez, l’assortiment habituel. Le réceptacle du jardin au plastique de qualité douteuse contient une grosse quantité d’eau destinée à se laver ou faire la vaisselle. Rempli chaque jour que Dieu fait par camion. Pour l’eau potable, c’est service à domicile de bouteilles d’eau minérale. Et qui paye pour ces luxueux services ? Cabot, l’un des géant de l’industrie gazière américaine, en guise de dédommagement pour tout compte. L’électricité nécessaire au fonctionnement de la citerne, environ 80 dollars par mois, reste cependant à la charge des Carter… Qui ont loué leur terrain à Cabot pour la somme dérisoire de 25 dollars par acre (18 euros par 4 000 m2), quand d’autres au Texas ou ailleurs ont signé pour plusieurs milliers de billets verts. A Ron, très malade, le médecin dit un jour : « Il faut déménager, cet endroit va vous tuer » . Les Carter sont toujours là. Le dissipateur de gaz au fond du jardin aussi. Tout comme les gamins brailleurs, de l’autre côté du chemin.

Retour au volant, secoué, en direction d’une station de compression du gaz. Sur la route, dans ces petits chemins forestiers désormais empruntés par d’énormes camions, une vision surréaliste.

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Coupant la forêt comme un chantier d’autoroute, une large bande de terre retournée court à travers la colline, flanquée de gros serpents verts à la gueule béante. Ce sont des pipelines, prêts à être enterrés, avant de servir de conduits gaziers. Arrivée à la station de compression, une des nombreuses étapes dans le traitement et le transport du gaz de schiste.

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Dans un brouhaha permanent, l’endroit ne semble émettre aucun rejet. Pourtant, en y regardant de plus près, les quelques sorties de cheminée produisent un effet visuel de type « mirage ». C’est là que Frank dégaine sa caméra magique, pas peu fier de son effet : cet engin démoniaque est capable de filmer les fluides invisibles à l’oeil nu. Voici le résultat saisissant de sa prise de vue :

Quelles effluves sortent donc de ces containers ? « On n’en sait rien, et personne n’est en mesure de nous le dire , bougonne Frank. Mais ça fout les jetons » . « On milite contre tout ça mais on est souvent triste, on pleure parfois » , se désolera Vera autour d’un café, à la fin d’une éprouvante journée. « Nous sommes des témoins permanents , estime pour sa part Rebecca, un rien abattue elle aussi. Nous devons documenter, amasser les preuves pour que le reste des Etats-Unis et les autres pays refusent le gaz de schiste. » Vera insiste : « En France, vous avez une tradition de la mobilisation, vos devez à tout prix empêcher cette catastrophe. C’est la pire chose que j’ai vue de ma vie. Un vrai génocide environnemental » .

Écologie
Temps de lecture : 6 minutes
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