Dix ans d’euro…

Denis Sieffert  • 5 janvier 2012
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On s’en souvient à peine aujourd’hui, mais, il y a dix ans, nos gestes d’achat et de vente ont été ralentis pendant quelques jours. Le temps d’une conversion. Que ce soit au café ou chez le boulanger, la nouvelle référence n’a cependant pas tardé à s’imposer. Et s’il nous arrive encore aujourd’hui de nous livrer à de rapides calculs, c’est à propos de sommes ourlées de zéros, qu’on ne côtoie que pour parler de dettes, de spéculation ou du salaire de David Beckham. Des histoires qui n’ont rien à voir avec nos fonds de poche. Dix ans après, l’euro n’est donc plus vraiment un problème.

Quant aux petites augmentations perfides qui ont accompagné sa mise en circulation, elles ont presque valeur de symbole. On les associe à la monnaie unique, mais elles n’en sont pas la conséquence. L’euro n’a pas été responsable de la hausse des prix. Tout au plus l’a-t-on utilisé à cette fin. Et le raisonnement peut être généralisé. Il n’était pas fatal que des « eurocrates » remplacent la politique monétaire par un dogme, et les banques centrales par une institution européenne obsédée par le seul cours de la monnaie. De même, il n’était pas fatal que l’Europe tienne davantage de la zone de libre-échange que d’une grande communauté sociale à laquelle il n’est toujours pas interdit de rêver. Et dont rêvait déjà Victor Hugo dans une fameuse adresse au « congrès de la paix », non d’ailleurs sans laisser poindre son appartenance à l’aile conservatrice du courant républicain : « Nous aurons la patrie sans la frontière , écrivait-il en 1872, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barrière [^2]. »

À nos lecteurs : toute l’équipe de Politis se joint à moi pour vous souhaiter une bonne année 2012. Au-delà des vœux personnels, souhaitons-nous à tous un vrai changement politique. Et qu’on me permette un vœu supplémentaire : que Politis accueille de nombreux nouveaux abonnés pour faire entendre plus loin cette voix qui s’efforce aussi d’être un peu la vôtre.

Comme quoi, même lorsqu’elle n’était qu’un rêve, l’Europe hésitait déjà entre commerce et humanisme. Mais Hugo, qui, plus loin, nous parle de « justice sans échafaud » , de « parole sans bâillon » , et de « conscience sans joug » , avait au moins le mérite de vouloir concilier les deux. Les fondateurs de l’Europe moderne n’ont pas eu ce souci. Et François Mitterrand, hélas, pas plus que Jean Monnet et Robert Schuman. Élisabeth Guigou soulignait dans Libération du 31 décembre que, « dès le milieu des années 1980, la politique européenne a été la principale préoccupation » du président « de gauche » . Mais que veut dire « politique européenne » pour un socialiste authentique ? Rien. La pire des choses s’il s’agit d’un substitut à une idéologie sociale en berne. La pire s’il s’agit de livrer un continent au dumping. La meilleure s’il s’agit d’œuvrer à la construction d’un vrai modèle écologique et social. Comme l’euro, l’Europe est donc comparable à la langue d’Esope, la meilleure ou la pire des choses.

L’arnaque est de faire croire qu’elle est vertueuse en soi, par la seule magie d’un élargissement. Et que le pouvoir de la politique cesse quand l’espace s’agrandit. En relisant les textes de François Mitterrand, ses échanges de courrier avec Helmut Kohl, en 1990 par exemple [^3], on aperçoit vite la trame d’un projet sans substance. Jamais un mot de social. Il est question de « renforcer l’unité et la cohérence de l’action de l’Union dans les domaines économique, monétaire et politique » . Il est aussi beaucoup question de « sûreté ». Claude Guéant n’est pas loin, déjà. « Ce que nous craignions s’est réalisé » , dit aujourd’hui Élisabeth Guigou, tirant le bilan de la création de l’euro.

Non. Le paysage européen d’aujourd’hui, son monétarisme échevelé, son indifférence à la question sociale, sa politique conduisant tout droit à la récession, tout cela était inscrit dans la « littérature » européenne des années 1988-1992 quand le traité de Maastricht était en préparation, et Mme Guigou, ministre des Affaires européennes. On ne voit pas où est la crainte. Quant au fameux article 2 du traité, dont Élisabeth Guigou déplore qu’il n’ait jamais été appliqué, il ne pouvait pas l’être. Il apparaît comme une simple pétition de principe qui ne peut avoir force de loi.

Aujourd’hui, François Hollande parle de la nécessité de « réorienter l’Europe » . Il a raison. Mais on a hâte d’en savoir plus, beaucoup plus ! Michel Rocard et Pierre Larrouturou vont déjà plus loin quand ils suggèrent (le  Monde du 3 janvier) que la Banque centrale européenne (BCE) prête à taux zéro à des organismes publics de crédit. Dominique Plihon dit mieux encore en demandant un changement de statut de la BCE, et la séparation entre banques de détail et d’investissement [^4]. Au-delà des débats techniques, il s’agit évidemment d’une question politique supérieure. Il s’agit de savoir qui a le pouvoir. Les dirigeants, qui détiennent un mandat du peuple ? Ou bien les marchés ? Ce n’est donc jamais l’Europe le problème, ni l’euro, mais bien l’usage que les dirigeants font de leur mandat. Il n’est pas inutile de le rappeler.

[^2]:  L’Europe, textes réunis par Pascal Ory, éditions Omnibus, 1998.

[^3]:  Voir l’Union politique de l’Europe, La Documentation française, 1998.

[^4]:  Voir sa chronique.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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