« Ces métiers vocationnels »

Les professions intellectuelles et artistiques sont pénalisées quand elles ne sont pas « rentables ».

Ingrid Merckx  • 8 mars 2012 abonné·es

Maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie et chercheur au Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (Curapp), Mathieu Grégoire est spécialiste des intermittents du spectacle. Un statut qui a attiré d’autres professionnels connaissant une intermittence de l’emploi, tels les graphistes ou les journalistes pigistes.

Les professions intellectuelles
et artistiques se sont-elles précarisées ?

Mathieu Grégoire : Elles ont toujours été précaires. Quelles solutions ces professions ont-elles envisagées pour s’émanciper de cette précarité ? À la fin des années 1930, une Confédération des travailleurs intellectuels revendiquait des droits spécifiques, parallèlement aux droits que le salariat (alors assimilé aux travailleurs manuels) et la CGT avaient conquis. Une ambition morte après-guerre. Dans les années 1980-1990, le régime des intermittents du spectacle a permis à des professionnels, qui gagnaient souvent leur vie en exerçant une deuxième activité « alimentaire », de se concentrer sur leur profession vocationnelle. Dans les années 2000, ce statut a pu attirer d’autres professions connaissant une intermittence de l’emploi (pigistes, graphistes…). Les intermittents étaient d’ailleurs sur cette ligne : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. »

Le statut d’intermittent ayant été sérieusement mis en cause par le Medef et la CFDT, difficile aujourd’hui d’envisager une généralisation. Pourtant, il dessine une alternative au salariat ordinaire et porte une revendication libertaire : grâce à une socialisation massive des revenus, on peut jouer le jeu du marché du travail contre la subordination patronale, on est libre d’aller et venir sans être totalement assujetti à un employeur ni être exposé à une précarité complète.

**Dans leurs essais les Intellos précaires (2001) et les Nouveaux Intellos précaires (2009), Anne et Marine Rambach suggèrent que la précarisation du monde de la culture et du savoir relève d’une volonté politique. Partagez-vous cette analyse ?
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Ces livres militent pour faire émerger une conscience de classe autour de cette étiquette d’« intellos précaires ». De même qu’avec « l’Appel contre la guerre à l’intelligence » sous le gouvernement Raffarin, je suis gêné par cette volonté de distinguer les « intelligents » des autres salariés, et les « intelligents » entre eux… Avec la stratégie de Lisbonne visant à « faire de l’Union l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde », il serait inexact de dire que les gouvernants prennent pour cible les travailleurs intellectuels de manière univoque. Tous ne sont pas logés à la même enseigne, la partition se faisant autour de la notion de « rentabilité »…

En revanche, la logique qui consiste à rapporter le salaire, l’indemnisation du chômage ou la retraite à la seule aune d’un temps de travail pénalise les professions intellectuelles et artistiques, dont le travail est diffus et l’emploi intermittent. En outre, dans ces professions vocationnelles, il y a un attachement au produit qui rend vulnérable : on continue une enquête, un tableau, un spectacle… même si c’est mal payé, voire pas du tout.

**Pourquoi certains abandonnent-ils des vocations pour des emplois strictement rémunérateurs ?
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Les intermittents ne sont pas forcément plus précaires qu’il y a trente ans. Le nombre d’artistes et de techniciens du spectacle à intégrer le système d’indemnisation (c’est-à-dire à atteindre un seuil de 507 heures travaillées) est proportionnellement plus élevé. Mais le turn over est important. Le recul relatif de la précarité au niveau collectif n’a pas forcément de traduction au niveau individuel. Beaucoup abandonnent. La précarité qu’on juge tolérable à 20 ans a ses limites : quand on a des enfants, qu’on divorce, ou simplement qu’on vit à Paris, comme beaucoup y sont contraints.

Société
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