La dérision à l’assaut de l’économystification

Jean-Pierre Dupuy tente de réveiller une conscience politique qui a capitulé devant l’économique.

Thierry Brun  • 1 mars 2012 abonné·es

«Le monde est maintenant en guerre contre les marchés financiers » , dit un ministre. On ne saurait imaginer manière de parler plus fausse et plus ridicule, raille Jean-Pierre Dupuy. L’économiste et philosophe, professeur émérite à l’École polytechnique, y voit la parodie d’un célèbre personnage de BD américaine, Pogo l’opossum, qui s’exprime ainsi : « Nous avons rencontré l’ennemi, et l’ennemi, c’est nous. » Pour Dupuy, « Pogo a mille fois raison sur le ministre. Nos sociétés sont en train de périr d’un mal qu’elles ont elles-mêmes engendré » .

Car on dit « les marchés » , comme on dit Elohim pour le Dieu « unique » . Qui ne voit en effet dans cette rhétorique des marchés, et dans celle des « sacrifices » invoquée par les gouvernements, une reprise des termes du sacré le plus primitif, qui constitue « une incroyable régression »  ? C’est ce sentiment, cette « honte de voir le politique se laisser humilier par l’économie » , qui a poussé Dupuy à écrire ce « pamphlet conceptuel » . Il s’agit pour le philosophe de s’en prendre au mouvement absurde de l’Europe politique qui laisse la place à des « conseils supérieurs d’experts » , à cette gouvernance des « choses » . Il faut sortir résolument de cette discipline « pour comprendre la nature du mal. Mais pas pour aller n’importe où » , tant les autres sciences sociales sont, à des degrés divers, « économystifiées » .

Dupuy soutient que c’est dans les fondements philosophiques, non explicités, de la théorie économique, « que réside une série de choix d’autant plus malheureux qu’ils ne sont pas réfléchis, tant ils paraissent aller de soi, tant ils semblent “logiques” » . Le philosophe propose de s’armer conceptuellement, et non en penseur « fataliste » , pour réhabiliter la dimension prophétique du politique et, pour cela, le désengluer de « l’économystification » qui en fait le « laquais de l’économie » .

Et les économistes ? « Ce serait leur faire beaucoup d’honneur que de mettre à leur crédit la victoire de l’économie débridée. » C’est, au contraire, l’occasion rêvée de découvrir d’autres facettes des théoriciens du libéralisme.

Par exemple, qui est l’auteur d’une analyse mordante décrivant l’économie comme un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la duperie ? Le père fondateur de la discipline, Adam Smith, s’amuse Jean-Pierre Dupuy. À l’époque où il rédige la Théorie des sentiments immoraux, en 1759, bien avant la Richesse des nations, en 1776, il est en fait le philosophe des Lumières écossaises.

Le livre de Jean-Pierre Dupuy combat ainsi par la dérision l’incroyable réduction qu’opère la pensée économique « dans la façon dont elle traite les affaires humaines » .

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Zinée : « Faire de la musique, c’est politique »
Entretien 9 juillet 2025 abonné·es

Zinée : « Faire de la musique, c’est politique »

En pleine préparation de son prochain projet musical, la rappeuse toulousaine essaye d’accepter les conséquences de sa maladie, l’endométriose, et assume de plus en plus ses engagements politiques.
Par Thomas Lefèvre
Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse
Féminisme 9 juillet 2025 abonné·es

Marguerite Durand, itinéraire d’une frondeuse

Dans une passionnante biographie, Lucie Barette retrace la trajectoire de cette intellectuelle féministe avant-gardiste dont la lutte prend racine dans la presse, mais qu’il serait difficile de restreindre à cette seule activité tant sa vie fut riche et surprenante.
Par Guy Pichard
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier
Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale
Idées 28 juin 2025 abonné·es

Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale

L’idéologie accélérationniste s’impose comme moteur d’un terrorisme d’ultradroite radicalisé. Portée par une vision apocalyptique et raciale du monde, elle prône l’effondrement du système pour imposer une société blanche.
Par Juliette Heinzlef