La Terre outragée : revenir à « Tchernobyland »

Michale Boganim fictionne le drame de Tchernobyl et la difficulté de certains à quitter leur terre.

Elodie Corvée  • 29 mars 2012 abonné·es

Située dans la zone d’exclusion de 30 kilomètres autour de Tchernobyl, Pripiat n’est plus que le vestige de ce qu’elle fut autrefois, avant l’explosion de la centrale nucléaire. C’est là que la réalisatrice Michale Boganim a posé sa caméra pour raconter l’avant et l’après Tchernobyl.

La première partie de la  Terre outragée se déroule au milieu de l’année 1986, un peu avant l’accident. L’été a remplacé le rude hiver. La grande roue de la place publique n’attend plus que la fête nationale russe du 1er mai pour accueillir ses premiers passagers, sous le regard dominateur de la statue de Lénine. Le jour de l’explosion, Anya et Piotr fêtent leur mariage. Malgré le temps capricieux, rien ne vient troubler la célébration.

Le rythme du film s’accélère à mesure que les répercussions de l’accident se font sentir. L’incompréhension et l’absurdité d’abord, quand Piotr est envoyé avec d’autres hommes éteindre un « incendie ». Puis l’horreur, quand Anya apprend qu’elle ne reverra plus son mari. Le décor bucolique disparaît pour laisser place une pluie noire, chargée en radioactivité, effaçant peu à peu les couleurs de la pellicule. Tels Adam et Ève chassés du paradis pour leur péché, les habitants de Pripiat sont contraints à l’exil.

L’explosion, tous l’ont subie en silence. Silence des autorités qui ont délibérément fait peser une chape de plomb sur un événement révélant les failles d’un système au bord de l’effondrement. Parce qu’il sait, Alexeï, ingénieur à la centrale, est voué à disparaître. « Les pires choses se passent sans bruit » raconte Anya, plus tard, lorsqu’elle est évacuée de la ville.

La seconde partie du film fait un bond de dix ans. On retrouve les habitants de Pripiat dans un décor d’apocalypse. Des milliers de personnes vivent et travaillent encore près de la centrale. Deux semaines par mois, Anya conduit un groupe de touristes à travers les ruines de son passé. La zone est devenue une attraction, comme pour masquer l’horreur. Le temps s’est figé. La mort côtoie la vie dans cette partie du monde où l’avenir n’a plus aucune consistance.

Jusqu’à présent, la catastrophe de Tchernobyl n’avait jamais été à l’origine d’une fiction. Michale Boganim a réussi l’exploit de tourner au cœur même de la zone, tout en contournant la ­pression des autorités, peu disposées, même vingt-cinq ans plus tard, à lever complètement le voile sur les conséquences de l’accident. Constamment traquée pendant le tournage, l’équipe a dû écrire un faux scénario pour rassurer les responsables de la zone, désireux qu’elle mette avant tout l’accent sur l’héroïsme des liquidateurs.

La cinéaste a préféré se concentrer sur le sort de ceux que l’on appelle les « Tchernobylisty », qui ne peuvent se résoudre à quitter leur terre et leur passé. Le traumatisme de Tchernobyl, ils l’ont vécu dans leur cœur plus que dans leur chair. La perte d’un être aimé et l’exil ont été bien plus choquants que la contamination, imperceptible. Des années plus tard, incapables d’abandonner leurs maisons, ils y reviennent, malgré le danger invisible.
Fiancée à un Français de passage en Ukraine, Anya se met à rêver de Paris, d’une vie nouvelle. Mais un cordon ombilical la rattache à Pripiat, qu’elle ne peut quitter, malgré la ­radioactivité toujours présente, à laquelle elle se soumet en s’acharnant à faire des allers-retours dans le «  Tchernobyland  ».

Née en Israël, exilée en France pendant la guerre du Liban, Michale Boganim renvoie aussi à sa propre histoire à travers le déplacement des habitants de Pripiat. La réalisatrice a mené un travail de fond pour rendre compte au plus près de la réalité de ces «  Tchernobylisty  ». Telle une anthropologue, elle a vécu auprès d’eux, à l’intérieur de la zone. Le personnage d’Anya lui a été inspiré par sa guide russe, rencontrée lors de sa première visite sur les lieux du drame. À son retour, la femme avait disparu, probablement victime, elle aussi, des séquelles de la radioactivité. Des séquelles invisibles et délibérément passées sous silence. Ironiquement, « Tchernobyl » , signifie «  absinthe  », «  l’herbe de l’oubli   ». Pour que cette souffrance ne tombe pas dans l’oubli, il était temps que le cinéma s’en empare.

Culture
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