Des patients héroïques

Dans Je suis, Emmanuel Finkiel filme des personnes au cerveau lésé, en phase de reconstruction.

Christophe Kantcheff  • 12 avril 2012 abonné·es

Il a les yeux fixes, grands ouverts, un peu effarés, le visage est sans expression. Il s’appelle Christophe, il était professeur de tennis pour enfants. Il a un hématome au cerveau qui filtre toutes ses émotions.

Un autre patient s’appelle Christophe. Il est le père d’un petit garçon pour lequel il a voulu monter une balançoire dans son jardin. Un des portiques lui est tombé dessus. Grave traumatisme crânien. Christophe ne supporte plus de se voir dans un miroir parce qu’il a les yeux divergents et la bouche de travers.
Elle s’appelle Chantal. Victime d’un AVC, elle semble totalement perdue en elle-même, et est incapable de se concentrer.

Trois personnes hospitalisées dans le même centre, qui ont une lésion au cerveau, dont les facultés intellectuelles sont réduites, et qu’il faut rééduquer physiquement et cognitivement. Emmanuel Finkiel les a rencontrées avec sa caméra, les a accompagnées pendant de longs mois. Tournant une fiction pour la télévision, En marge des jours (2006), sur un sujet proche dans le même hôpital, le cinéaste a ressenti la nécessité de réaliser un documentaire avec les malades présents. Ce sera Je suis. Étrange coïncidence, c’est à ce moment qu’Emmanuel Finkiel fut atteint, lui aussi, d’un AVC (sans gravité).

Filmer des personnes très diminuées est une gageure. Ne pas tomber dans le compassionnel, le pathétique ; ne pas non plus rester trop loin, clinique, scrutateur. Trouver la bonne distance, l’empathie respectueuse ; Emmanuel Finkiel a su se placer exactement là où il fallait.

Le spectateur sent qu’il y a eu un échange aussi. Que les patients qui ont accepté d’être filmés se servent de la présence de la caméra comme d’un témoin de leurs efforts et d’un aiguillon supplémentaire pour être plus résistants face à la difficulté.

Car le quotidien de ces hommes et de cette femme est constitué d’une somme d’exercices, de questionnaires auxquels il faut répondre sans se tromper, de défis à relever. C’est la seule façon de retrouver leurs capacités. Leur vie est devenue une lutte perpétuelle contre eux-mêmes.

Mais qui sont-ils vraiment ? Quel est ce « je suis » ? L’actuel ? L’ancien ? Ou la personne qu’ils « cherchent » à (re)devenir ? Les soignants sont en soutien, à l’écoute. Et les trois patients ont la chance d’avoir des familles présentes, généreuses, encourageantes.

Le récit que développe Je suis relève aussi de l’approche éthique du cinéaste. C’est un récit au long cours, qui s’inscrit dans la durée et dans l’image, parfois imperceptiblement : celui de l’amélioration de la santé des patients. Rien ni personne n’en fait part objectivement. Seul le spectateur est juge des progrès accomplis. Ceux-ci ne sont pas égaux. Alors que le temps passe (plan sur le parc de l’hôpital à l’automne, sur un sapin de Noël décoré…), Chantal continue à avoir toutes les peines du monde à retenir ce qu’on vient de lui dire. Le second Christophe, au contraire, s’accroche, avance, boosté par l’existence de son fils et l’amour de sa femme.

Je suis est aussi un film d’émotions. Celles que l’on attend, comme une conquête décisive, sur le visage de Christophe le prof de tennis. Où surgit, un jour, un sourire. Celles qui débordent de l’autre Christophe, désinhibé de ce point de vue par son handicap, aux larmes communicatives quand vient enfin le moment pour lui de quitter le centre. La soignante qui lui tient la main est elle aussi en pleurs.

Il n’y a pas d’exhibition mais une émotion partagée. C’est le temps de la séparation, après des efforts réalisés en commun, le retour des ténèbres vers une pleine existence, au bout d’un volontarisme insensé. Leçon de vie, leçon de cinéma.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes