L’énigme Norbert Elias

L’historien Marc Joly s’intéresse au sociologue allemand condamné à l’exil et tardivement reconnu, inspiré par la psychanalyse.

Olivier Doubre  • 12 avril 2012 abonné·es

On sait les grandes difficultés qu’ont rencontrées nombre d’intellectuels juifs allemands contraints à l’exil après 1933 en raison de l’arrivée des nazis au pouvoir, alors même qu’ils jouissaient d’une importante reconnaissance académique ou étaient appelés à accomplir une brillante carrière. On pense évidemment à Walter Benjamin, qui vécut dans une relative misère à Paris pendant les années 1930 avant d’être interné en 1939, par une IIIe République en pleine déliquescence, dans des camps destinés aux ressortissants de la nation « ennemie », puis de se suicider non loin de Perpignan, dans la solitude la plus extrême, n’ayant pas réussi à passer la frontière espagnole. On peut citer bien d’autres cas, notamment Siegfried Kracauer, journaliste très reconnu dans le Berlin des années 1920.

Né en 1897, Norbert Elias était déjà en 1933 un sociologue sur la voie d’une reconnaissance certaine, dans le sillage des recherches novatrices de l’École de Francfort, alors assistant de l’un des plus prestigieux professeurs de la jeune discipline outre-Rhin, Karl Mannheim. S’apprêtant à soutenir sa thèse d’habilitation sur la société de cour sous Louis XIV, il est contraint, au début de l’année 1933, à un exil dont « c’est peu de dire » qu’il aurait « pu lui être fatal ».

Marc Joly a aussi dirigé la publication, en septembre 2010, d’un recueil de textes inédits de Norbert Elias : Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, traduit de l’anglais et de l’allemand par Nicolas Guilhot, Marc Joly et Valentine Meunier, texte établi et présenté par Marc Joly, postface de Bernard Lahire, La Découverte, 216 p., 22 euros.
Jeune docteur en histoire âgé de 36 ans, dont la thèse est à l’origine du brillant ouvrage qu’il publie aujourd’hui sur le sociologue allemand, Marc Joly rappelle combien « le “paradis”, soit une émigration presque immédiatement couronnée de succès aux États-Unis, ne fut le privilège que d’une toute petite minorité ». Et de souligner : « Pour la plupart des intellectuels juifs de langue allemande […], la vie de réfugié fut difficile et placée sous le signe d’une extrême précarité ; beaucoup auront le plus grand mal à s’en remettre, certains ne s’en relèveront pas. »

Historien, Marc Joly ne propose pourtant pas une biographie intellectuelle classique de celui qui est « aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands sociologues du XXe siècle », occupant une « place centrale » dans l’histoire de sa discipline, « entre Max Weber et Pierre Bourdieu ». Une position qui tient d’abord au fait que Norbert Elias est l’auteur d’un livre extrêmement ambitieux, écrit durant l’exil, Über den Prozess der Zivilisation (traduit en français sous le titre la Dynamique de l’Occident), « brillante analyse freudo-wéberienne de la sociogénèse de l’État en Occident », publiée en 1939 sans rencontrer beaucoup d’échos et rééditée… seulement en 1969 ! La trajectoire de cet ouvrage, parfois considéré comme « maudit », du fait du temps qu’il dut attendre pour être appréhendé à sa juste valeur, explique aussi pourquoi, « singulièrement en France, Norbert Elias est une énigme qui fascine », en tant que « prototype de l’auteur tardivement reconnu », qui dut traverser des décennies de « marginalité » en Angleterre après-guerre, victime de ce « décalage » profond « entre la force subjective de son projet intellectuel et la faiblesse objective de son statut académique ».

L’intérêt et toute l’originalité du travail de Marc Joly sont de proposer, dans une approche que l’on pourrait en quelque sorte qualifier « d’éliassienne » (mêlant sociologie, psychologie et psychanalyse), plutôt une « sociogénèse », voire une « psychogénèse », du sociologue allemand, à partir d’une perspective – revendiquée – de la théorie bourdieusienne des champs, analysant l’évolution lente de sa position (longtemps celle d’un « dominé ») dans le champ intellectuel et académique de la sociologie internationale. C’est que, souligne l’historien, Norbert Elias est de toute façon un « sociologue d’un genre assez particulier, décisivement inspiré par la psychanalyse, attaché à un projet de science unifiée de l’être humain ».

Au fil des pages, Marc Joly explicite la façon de « devenir » si lentement de ce sociologue de premier ordre, quasi ignoré pendant plus de trente ans outre-Manche. Il s’intéresse en particulier à sa réception française, encore plus tardive et atypique qu’ailleurs, due en partie à la configuration particulière du champ de la sociologie française entre 1950 et 1970. La Dynamique de l’Occident, véritable fresque privilégiant la longue durée, fut en effet d’abord accueillie et commentée par les historiens de l’École des Annales, après sa traduction en 1973, bien avant la plupart des sociologues français…
Ainsi, le travail de Marc Joly, d’une grande finesse, constitue autant une remarquable introduction à l’œuvre du sociologue allemand qu’une histoire et même une sociologie des sciences sociales en France au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Son Devenir Norbert Elias pourrait bien devenir très vite un classique.
Olivier Doubre

Idées
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