Les poissons-garçons

Le film d’animation de Sébastien Watel permet à SOS homophobie d’ouvrir des débats sur l’homosexualité avec des élèves de primaire.

Ingrid Merckx  • 19 avril 2012 abonné·es

Ce matin-là, au théâtre-cinéma Le Brady, dans le Xe à Paris, est projeté devant des classes de primaire le Baiser de la lune. Il s’agit de ce court-métrage d’animation dont beaucoup ont déjà entendu parler du fait de la polémique qu’il avait suscitée avant même sa réalisation.
En 2010, son réalisateur, Sébastien Watel, propose à l’Éducation nationale d’accompagner un projet de film d’animation sur le thème des discriminations, notamment homophobes. L’institution refuse, au prétexte que les élèves de primaire – public visé – sont trop jeunes. Certains crient au scandale : un tel film « inciterait à… ». D’autres à la censure. « En fait, précise Arnaud, de SOS homophobie, l’Éducation nationale a refusé de soutenir le film tout en laissant aux enseignants la “liberté pédagogique” de le montrer… »

Soutenu par la Ligue de l’enseignement, la Fédération Léo-Lagrange et le syndicat enseignant Snuipp, le film est à la disposition des associations d’éducation populaire et LGBT (lesbiennes, gay, bi et trans), et des enseignants qui le souhaitent.
« Devant des primaires, c’est une première ! », se réjouit Bartolomé, de SOS homophobie. L’association en a fait la mission numéro 9 de ses douze revendications pour la présidentielle de 2012. La question de l’âge demeure centrale : à partir de quand faut-il commencer à parler d’homosexualité et d’homophobie ? Quel est le rôle de l’école en la matière ? Certains estiment que c’est de la responsabilité de l’éducation républicaine que d’enseigner plusieurs types de relations, différentes de celles transmises par les familles.

« Les clichés s’installent très tôt», rappelle SOS homophobie, qui ne comprend pas ce qui peut déranger dans le film, hormis qu’un garçon en aime un autre. « Il ne s’agit d’ailleurs pas de parler de sexualité avec des primaires mais de relations amoureuses », précise Sébastien Watel, spécialisé dans la réalisation de films avec des scolaires. Les enfants ont l’esprit façonné par des histoires de princes et de princesses…
Au début du Baiser de la lune, dans un cadre-œil étroit, un prince et une princesse s’échappent par la mer, abandonnant la chatte Agathe dans une île-château déserte où elle vieillit, assistant à la rencontre chaque jour manquée de la lune et du soleil. Et obligeant son petit-fils adoptif, le poisson-chat Félix, à épouser un poisson-fille et à délaisser celui qu’il aime, le poisson-lune Léon. L’ombre du prince et de la princesse plane sur tout ce conte joliment réalisé en pastel sur verre avec des décors en sable. Elle écrase Félix du poids de l’ordre moral, jusqu’au générique où le cadre-œil élargi découvre des couples dansants fille-garçon, fille-fille, garçon-garçon…

« Cette classe a déjà fait un travail autour d’une princesse qui épouse une princesse, croit savoir Arnaud en regardant sortir une classe de CP-CE1. Le Baiser de la lune permet un prolongement… » Le débat aura lieu dans la classe pour ces élèves du ­quartier qui laissent ensuite la place à des CM1-CM2 venus de l’école Anatole-France, à Montreuil (93). Magalie, Arnaud et Bartolomé présentent SOS homophobie et expliquent qu’après ce film de 26 minutes aura lieu une discussion d’une heure « sans tabou ». « À cet âge ils parlent encore très librement, ce qui permet des débats assez approfondis », témoigne plus tard Sébastien Watel.

Le film est applaudi et la discussion démarre aussi sec sur un mode dont les élèves ont l’habitude : que raconte-t-il, de quelle manière, avec quels personnages ? Les échanges laissent apparaître un décalage entre la fiction et la réalité : si les élèves se montrent plutôt tolérants avec les deux poissons-garçons, le sont-ils tout autant si Magalie, gracieuse petite brune de 25 ans environ, leur dit qu’elle préfère les filles ? Ou si Arnaud leur confie qu’il a été marié, qu’il est père de deux garçons et qu’il vit maintenant avec un homme ?

« On ne raconte pas toujours nos vies, parfois je m’y refuse… », confie ensuite Bartolomé. « Avec des collégiens, ce peut être violent », glisse Magalie. « Mais là, c’est venu spontanément », dit Bartolomé. Connaissez-vous des personnes homosexuelles ? – Le maire de Paris ! – Félix a-t-il choisi de préférer les garçons ? Est-ce ça se voit , l’homosexualité ? Comment faire pour éviter les moqueries et les violences ? Magalie insiste sur le personnage du poisson-fille marié à Félix. On parle de mariage forcé – sujet visiblement familier – et de la compréhension dont le personnage fait preuve en poussant Félix à rejoindre Léon. « Vous pouvez agir comme elle… »

Depuis deux ans que SOS homophobie est habilitée à intervenir auprès des scolaires, l’association a dû voir 7 000 élèves. « Une goutte d’eau » en regard des milliers d’enfants chez qui idées reçues et arguments – religieux entre autres – « sont déjà bien ancrés ».
Chez ces CMI et CM2, pas de trace d’homophobie, flagrante en tout cas, mais du sexisme, des réflexes genrés et normés, « venus des adultes… ». De ceux qui naissent dès la crèche, où pourtant les filles et les garçons jouent encore indifféremment à la cuisine, au garage et à la poupée.

Société
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