La grève étudiante « a basculé » dans un printemps québécois

Le Québec vit la plus grande grève estudiantine de son histoire, entachée depuis quelques jours de violences à cause d’une loi « spéciale » votée pour casser la mobilisation. Le récit de Martine Desjardins, présidente d’une association étudiante, à la veille d’une grande manifestation.

Erwan Manac'h  • 25 mai 2012
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La grève étudiante « a basculé » dans un printemps québécois

Depuis le 13 février, les étudiants québécois manifestent contre une augmentation des frais de scolarité de 75 % sur cinq ans portant d’ici à 2017 à près de 3 800 dollars (2900 euros) le montant annuel de l’inscription à l’université. Par rapport à 2006, l’augmentation totale de l’inscription serait de 127%.

Le mouvement dure depuis 15 semaines et s’est amplifié en un véritable « printemps québécois », notamment depuis le vote d’une loi « spéciale » par l’Assemblée, vendredi 18 mai. Ce texte encadre rigoureusement le droit à manifester, obligeant les manifestants à déclarer leur parcours, et interdit les rassemblements aux abords des universités pour casser les « piquets de grève ». Des amendes de 1000 à 5000 dollars sont prévues contre les manifestants et les organisateurs risquent entre 7 000 et 35 000 $ (25 000 à 125 000 $ pour les associations étudiantes).

Dimanche, la 27e manifestation nocturne s’est terminée par des violences. Dix personnes ont été blessées et 116 manifestants ont été interpellés, selon les autorités citées par l’AFP. La fédération universitaire du Québec (Feuq) fait état de son côté de 300 interpellations.

Le récit de Martine Desjardins, présidente de la Feuq.

Politis.fr : comment s’organise la mobilisation au Québec ?

Martine Desjardins - DR

Il y a plusieurs manifestations par jour, souvent festives, réunissant entre 10 000 personnes pour les cortèges nocturnes et 50 000 personnes le jour. Les gens se retrouvent spontanément, tous les soirs vers 19 h sur le même point de rencontre. Des mots d’ordre sont lancés sur Twitter et Facebook ou par le bouche à oreille pour donner des thèmes aux défilés nocturnes. Nous avons fait par exemple une manifestation-carnaval, ou même à demi nus.

Des assemblées générales se tiennent dans les universités ou dans les cégeps [Collège d’enseignement général et professionnel, équivalant aux lycées en France, NDLR], avec parfois jusqu’à 7 000 personnes, pour élaborer un plan d’action et organiser les piquets de grève on les « universités populaires ».

Ces derniers jours, le rapport de force est devenu plus important, notamment en fin de cortège, après minuit, lorsque les manifestants modérés rentrent. Une fois sur trois environ, nous déplorons des provocations des policiers qui sont à bout de nerfs.

Dimanche 20 mai, pour notre 27e manifestation nocturne, 300 personnes ont été arrêtées. Un bar a même été envahi par la police qui a lancé des gaz lacrymogènes, parce qu’une manifestante se trouvait parmi les clients.

C’est la « loi 78 » qui entraîne ces arrestations massives, car les parcours doivent être validés par les autorités. Cette loi spéciale touche aussi à notre droit de picage [droit de grève] et la liberté d’expression, puisque les responsables syndicaux peuvent être punis pour avoir appelé à manifester. Ces amendes nous enlèvent notre liberté d’association, car elles permettent au ministre de l’Éducation de sanctionner financièrement une association étudiante qui appellerait à la mobilisation.

Certains parlent d’un « printemps érable », que pensez-vous de cette expression ?

C’est un qualificatif qu’on utilise, comme un clin d’œil à l’ouverture de notre mouvement. La grève a été lancée par les organisations étudiantes contre l’augmentation des frais d’inscription. Mais nous sentons un ras-le-bol plus général contre le gouvernement libéral actuel, qui fait peser le fardeau sur les individus plutôt que sur la collectivité. Nous sommes face à un gouvernement qui présente des budgets ultralibéraux sans aucune concertation. Il poursuit l’objectif d’un déficit zéro en s’en prenant au système de santé : une taxe de 200 dollars annuels pour tous les citoyens sans distinction a été récemment instaurée.

Les gens de tout horizon nous ont rejoints pour demander un changement de politique. Ce n’est plus aujourd’hui la question des frais de scolarité qui se pose, mais celle d’un choix de société.

Il y a aussi depuis vendredi une importante mobilisation contre la loi spéciale. Une requête en nullité a été déposée, avec l’aide spontanée de près de 500 avocats. Une pétition a recueilli 170 000 signatures sur le net en l’espace de 48 h et beaucoup de gens outrés nous ont rejoints dans les rues contre ce texte liberticide.

Comment évolue le rapport de force politique ?

Nous sommes dans une période électorale, l’atmosphère s’en ressent. Le gouvernement doit rendre le pouvoir en décembre 2013 et c’est lui qui fixe la date des élections. Elles ont normalement lieu dans la quatrième année de leur mandat, soit en 2012 pour le gouvernement actuel. La date du scrutin est donc devenue une revendication du mouvement.

La « loi 78 » a fait basculer le mouvement. On est obligé de changer de stratégie. Je ne peux plus me permettre d’appeler à manifester, car je risque 35 000 dollars d’amende. Les professeurs et les chargés de cours eux aussi risquent gros s’ils appellent à la grève. On s’inscrit donc clairement dans une stratégie électorale. On va à la rencontre des gens pour les inciter à se déplacer pour voter.

Nous attendons maintenant une alternance du gouvernement, une suppression de la loi spéciale et la gratuité scolaire. Nous défendons en priorité l’idée d’un moratoire sur l’augmentation des frais de scolarité en vue d’états généraux du secondaire.

Le 22 mars, 200 000 personnes manifestaient. C’est la plus grosse manifestation de l’histoire du Québec. Pour notre centième jour de grève, ce mardi 22 mai, nous espérons frapper à nouveau un grand coup.   


  • Sur Twitter , les messages s’échangent avec les hashtags (mots-clefs)« #manifencours » ou « #GGI » pour « grève générale illimitée ». La police de Montréal est d’ailleurs elle aussi présente sur la plateforme d’échange de messages courts. Elle relaye les informations des services médicaux ou les ordres aux manifestants :
Société Travail
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