« La pensée de Michel Foucault n’appartient à personne »

L’historien Philippe Artières, auteur avec le philosophe Mathieu Potte-Bonneville d’une tribune parue dans le Monde des livres,* s’interroge sur le devenir des archives de Michel Foucault mises en vente.

Olivier Doubre  • 31 mai 2012 abonné·es

Philippe Artières, jeune historien, est devenu président du Centre Michel-Foucault en 1994. Il a beaucoup travaillé à rendre accessibles à tous, en particulier grâce à Internet^2, les archives de Michel Foucault jusqu’ici disponibles, notamment avec Mathieu Potte-Bonneville, auteur d’une thèse remarquée, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire (PUF, 2004). Grands lecteurs et spécialistes du philosophe, tous deux ont publié une tribune dans le Monde des livres [^3] afin d’intervenir – en faveur de leur numérisation – sur la question des 37 000 feuillets d’archives que Daniel Defert, qui fut le compagnon de Foucault, détient depuis la mort de ce dernier, le 25 juin 1984, et qu’il a décidé de mettre en vente.

Pourquoi avoir publié cette tribune sur les archives
de Michel Foucault, actuellement en vente ?

Philippe Artières  : Je voudrais revenir sur le contexte qui nous a poussés, Mathieu Potte-Bonneville et moi, à publier cette tribune. Nous faisons le constat très fort que l’œuvre ou, tout du moins, les travaux et la pensée de Michel Foucault sont en train de devenir le lieu d’une académie qui en fait des thèses et des livres ne relevant plus d’un usage ni politique ni social, ni même simplement intellectuel, mais de projets éditoriaux, ou quasiment de projets de carrière. Je ne pense pas ici à la génération ayant commencé à travailler sur Foucault dans les années 1990, comme Mathieu Potte-Bonneville, Judith Revel, Frédéric Gros ou Jean-François Bert, c’est-à-dire au moment où personne ne le faisait. Ces chercheurs n’ont jamais eu de postes à l’université pour enseigner sur Foucault.

Aujourd’hui, on voit apparaître une autre approche, que je qualifierais d’académique, qui considère que Foucault était un philosophe et que ce qu’il est intéressant d’étudier, ce sont les rapports de Foucault à Heidegger, de Foucault à Hegel, etc. Ce n’est pas ce qui nous a tous animés (je parle là des personnes que je viens de citer et de moi-même, au sein du Centre Michel-Foucault), c’est-à-dire la question de savoir ce qu’on fait avec cette pensée, ses usages, les pratiques. À l’instar du goût de Foucault pour des « textes pratiques, qui sont eux-mêmes l’objet de pratiques ». C’est ce que nous avons toujours essayé de mettre en avant, notamment avec Mathieu Potte-Bonneville dans notre livre D’après Foucault.

Ce contexte, aujourd’hui très français, est extrêmement différent de ce qui se passe à l’étranger, où l’on voit éclore des lectures de Foucault un extraordinaire foisonnement de travaux, d’une grande inventivité. C’est notamment le cas au Brésil, où l’on voit la pensée de Foucault se déplier dans de multiples directions, parfois même très étranges. Ou encore à Moscou ou dans le monde arabe. Tout le contraire des États-Unis, où Foucault est devenu une sorte de « produit d’appel » en sciences sociales qui fait marcher les universités. J’insiste sur ce point, car c’est important en termes d’accès aux archives de Michel Foucault, notamment pour les chercheurs du Sud qui ont toutes les peines du monde à obtenir des visas pour venir travailler en France…

Quelle nouveauté représente la disponibilité de ce nouveau fonds d’archives ?

En 1984, nous avions un corpus qui, depuis, a au minimum doublé. À la mort de Foucault étaient disponibles les seuls livres parus de son vivant. En 1986, ses proches décident de créer un Centre Michel-Foucault, dans le plus grand silence, dans un désintérêt total – c’est le moment de l’apogée de la revue le Débat ou de l’offensive contre 1968, où il fallait oublier cet « escroc » de Foucault !

Philippe Artières est passionné par les archives. Mais une bonne part de son travail a justement été de questionner la place, la fonction, l’utilisation et l’accessibilité de l’archive. Aussi, cette question de l’arrivée d’un corpus (pour une grande part inédit) d’archives de l’auteur des Mots et des choses, au-delà des questions de propriété intellectuelle et du risque d’un éventuel déménagement à l’étranger de ces 37 000 feuillets, ne pourra que modifier, une énième fois, la lecture de Foucault. Ce que soulignaient Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville dans leur tribune dans le Monde des livres  : « À chaque fois, loin de se compléter, le puzzle se mélange à nouveau. Les archives de Foucault vérifient ainsi la définition qu’il donnait du discours, en s’arrachant peu à peu à l’intention de l’Auteur et à l’horizon de l’Œuvre  » Alors que le dossier est sur le bureau de la nouvelle ministre de la Culture, cette question de la conservation en France de ces archives a déjà été l’objet d’une première intervention de l’État, avec le classement anticipé comme « trésor national » par décret, qui interdit (pour quarante mois seulement) leur mise en vente sur le marché international. Les deux auteurs de la tribune – intitulée finement « Michel Foucault n’est pas un trésor  » – précisaient : « Quelle que soit la solution retenue pour l’accueil matériel du fonds, nous appelons à ce que l’ensemble de ces archives fasse l’objet d’une numérisation globale qui en permette la consultation internationale la plus large, conformément à cette communauté mondiale d’usagers de la pensée que les technologies de l’information contemporaines font naître et dont Foucault aura peut-être été le premier penseur. »
Ces proches (Daniel Defert, François Ewald, Pierre Lascoumes, Arlette Farge, Michelle Perrot, Jacques Lagrange…) décident donc de créer, non pas une école ni un foyer de résistance, mais un outil. Et, encore une fois, notre position aujourd’hui au sein du Centre demeure de produire des outils, et non des lectures qui détermineraient ce que Foucault aurait dit ou non, s’il était néolibéral ou maoïste ! Ils vont donc se mettre à collecter tout ce qui constituera les Dits et Écrits (qui paraîtront fin 1994, en quatre tomes chez Gallimard). C’est cet ensemble qu’on a longtemps considéré comme « l’archive Foucault ». C’est bien une archive car elle existe dans de nombreuses langues, sur des supports très différents. C’est un premier bloc.

L’effet sera énorme, en termes de réception, en tout cas pour la génération à laquelle j’appartiens (qui suit, en somme, celle des fondateurs du Centre).
Parallèlement à cela, et respectant toujours l’interdit testamentaire (« Pas de publication posthume »), les proches de Foucault se mettent à éditer les Cours au Collège de France, entreprise qui n’est pas encore achevée. En outre, parmi tout ce qu’ils ont rassemblé, un certain nombre de choses n’ont pas été publiées. C’est ce corpus qui est arrivé en 1999 à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), avec qui travaille le Centre.

Et là, vous numérisez ce fonds…

Oui. Grâce à sa mise en ligne, ce fonds est consulté par énormément de gens du monde entier, et en fait assez peu de Français. Le Centre Michel-Foucault, au sein de l’Imec et grâce à lui, a donc travaillé dans deux directions : rassembler le fonds foucaldien et constituer une bibliothèque « secondaire », avec le plus possible d’ouvrages relevant de lectures de Foucault en provenance du monde entier. Nous avons constitué cette bibliothèque qui, à ce jour, compte plus de trois mille volumes.

Et nous avons développé un « portail Michel Foucault » où nous donnons à voir un certain nombre d’archives – pas dans leur totalité mais avec des enregistrements, des manuscrits, des fiches préparatoires, des dossiers de travail, comme sur l’Iran ou la Tunisie – et une partie bibliographique où toutes les références sont en ligne. Il suffit alors au lecteur de nous envoyer un mail avec la référence de l’archive qu’il souhaite lire et nous lui envoyons le fichier numérisé du document.

Enfin, le portail comporte un troisième espace, où nous mettons des colloques et, surtout, où nous avons commencé un dictionnaire polyphonique des notions foucaldiennes : chaque chercheur peut discuter une notion sous un format de dix minutes.

Si l’on résume, le Centre Michel-Foucault avait numérisé ou conservait à l’Imec un certain nombre de pièces que Daniel Defert lui avait léguées. Aujourd’hui, celui-ci a décidé de vendre l’ensemble des archives encore en sa possession…

Sans aborder la question de la vente, je dirais que Daniel Defert a décidé que le moment était venu que ces archives trouvent leur lieu. Ce lieu est pour l’instant en discussion, entre Daniel Defert et diverses institutions. Pierre Assouline, dans le Monde des livres [^4], en a évoqué deux : la BNF et l’Imec. Je ne sais pas s’il y en a d’autres. Mais, ce dont il faut bien avoir conscience, c’est que la très grande majorité de ces archives sont des archives de recherche, de travail.

Foucault travaillait de manière systématique : il allait à la Bibliothèque nationale de 9 heures à 17 heures, et il y faisait de la chirurgie. Il sortait les livres, prenait des notes avec des citations et les références. Et il constituait des dossiers en regroupant ses fiches. C’est sans doute une grande part de ces 37 000 feuillets.

Dans notre tribune, ce que nous demandons, c’est la poursuite de la ligne que nous avons toujours suivie. Et c’est aussi celle, nous semble-t-il, à laquelle Daniel Defert adhère : l’accessibilité. En associant au maximum la recherche. De ce point de vue, c’est aussi une innovation, quand on voit ce que sont devenues nombre d’archives d’autres grands penseurs !

En somme, il s’agit de faire en sorte que, là où seront les archives, s’articulent la patrimonialisation – ce sont des matériaux d’une grande valeur dans l’histoire des lettrés du XXe siècle – et la possibilité que ces textes fassent l’objet de travaux qui ne soient pas seulement des projets éditoriaux.

Le Centre jouera-t-il encore un rôle ?

Il ne s’agit en aucun cas de dire que le Centre Michel-Foucault sera spolié de quelque chose qui nous appartiendrait. La pensée de Foucault n’appartient à personne. Ou plutôt, les usages de Michel Foucault n’appartiennent à personne ! Nous aurions pu faire de l’édition, mais nous avons toujours maintenu notre position qui, pour ma part, en tant qu’historien, est la suivante : une archive, si elle n’est disponible que pour une seule personne, elle n’existe pas ! Je suis donc ravi de savoir que ces quelque 37 000 feuillets – que je ne connais pas, pour la plupart – seront bientôt accessibles. C’est une très belle nouvelle !

C’est magnifique de se dire que l’on va encore découvrir quelque chose de Foucault, c’est très excitant ! Mais c’est aussi une immense responsabilité : il y a des exemples – nombreux – de mésusages de l’archive. Sans être les gardiens du temple, il s’agit d’éviter certaines dérives.

Cela va contraindre la philosophie à regarder les archives de la philosophie contemporaine. Je suis persuadé que les archives dont nous parlons seront disponibles. Et surtout, avec cette arrivée annoncée, il va falloir se (re)mettre au travail ! C’est l’autre bonne nouvelle de cette histoire.

[^3]: « Michel Foucault n’est pas un trésor », le Monde des livres, vendredi 18 mai 2012.

[^4]: Dans son feuilleton, « La vie littéraire », le Monde des livres, 27 avril 2012.

Idées
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