Les six travaux d’Hollande

L’économiste Pierre Larrouturou propose des mesures d’urgence que le nouveau président devrait mettre en œuvre en début de mandat. Échantillon.

Thierry Brun  • 17 mai 2012 abonné·es

Selon l’économiste Pierre Larrouturou, l’un des animateurs du collectif Roosevelt 2012, l’histoire montre que les réformes qui ne sont pas mises en œuvre « dans les premiers mois d’un mandat » ne sont jamais mises en œuvre par la suite. Face à la crise, quelles sont donc les mesures d’urgence pour éviter « l’effondrement » de pans entiers de notre société ? Résumé des mesures d’urgence que l’idéologue de la réduction du temps de travail estime aptes à « combattre radicalement le chômage et à faire naître un nouveau modèle de développement ».

1. Court-circuiter
les banques privées

Les peuples d’Europe subissent de plein fouet des plans d’austérité car les marchés financiers ne prêtent de l’argent à certains États qu’à des taux très élevés de 6, 7 voire 11 %. Asphyxiés, les gouvernements bloquent dès lors les retraites, les allocations familiales ou les salaires des fonctionnaires, et coupent dans les investissements publics.

Comment donner immédiatement de l’oxygène à nos finances publiques ? Pas besoin de modifier les traités européens : la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas ­autorisée à prêter aux États membres mais elle peut prêter sans limites aux organismes publics de crédit et aux organisations internationales. Elle peut donc prêter à 0,01 % à la Banque européenne d’investissement (BEI), à la Caisse des dépôts ou à telle ou telle banque publique nationale qui, à leur tour, peuvent prêter à 0,02 % aux États endettés. Rien n’empêche de mettre en place de tels financements dès le mois prochain !

Une décision politique peut acter que les dettes anciennes doivent être traitées à taux zéro (ou presque) et autoriser la BCE à fournir à la BEI ou aux banques publiques nationales autant de liquidités que nécessaire. Si les banques ou les marchés sont trop gourmands, la BCE peut ainsi intervenir et calmer le jeu.

2. Créer un impôt
européen sur les dividendes

Le taux d’impôt sur les bénéfices des entreprises n’est que de 25 % en moyenne en Europe, contre 40 % aux États-Unis. Pourquoi ? Les États européens sont poussés au moins-disant fiscal parce que certains États choisissent de baisser leur impôt sur les bénéfices pour attirer les entreprises. Au niveau européen, le taux moyen d’impôt sur les bénéfices a baissé d’un tiers en vingt ans.

Ce moins-disant fiscal est l’une des causes de l’endettement public. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de bénéfices : plus de 550 milliards d’euros l’an dernier pour les 600 plus grandes entreprises cotées d’Europe. La dernière fois que l’on a connu une telle course au moins-disant, c’était entre les différents États des États-Unis dans les années 1920. Entreprises et actionnaires profitaient sans complexe de ce dumping fiscal. Jusqu’à ce qu’éclate la crise de 1929.

On peut rapidement créer un impôt sur les dividendes (bénéfices des entreprises versés aux actionnaires). Une écotaxe permettrait également de renforcer les ressources propres de l’Europe, tout en incitant les entreprises à diminuer leur consommation d’énergie. Puisqu’un nouveau traité doit être négocié en 2012, il devra intégrer la création d’une taxe sur les transactions financières et la création d’un impôt européen sur les bénéfices des entreprises.

3. Mettre fin
au sabordage fiscal national

Pour rééquilibrer nos comptes publics, on peut trouver d’importantes marges de manœuvre au niveau national en annulant une bonne partie des baisses d’impôts octroyées aux grandes entreprises et aux citoyens les plus riches depuis dix ans. Le rapport du député UMP Gilles Carrez publié en 2010 est impressionnant : si on annulait l’ensemble des baisses d’impôts votées depuis 2000, l’État aurait chaque année 100 milliards d’euros de plus dans ses caisses.

Quand Roosevelt est arrivé au pouvoir, le taux d’impôt applicable aux citoyens les plus riches était de 25 %. Roosevelt décide de le porter immédiatement à 63 % puis à 79 %. « Pendant près de cinquante ans, jusqu’à l’arrivée de Ronald Reagan, explique l’économiste Thomas Piketty, le taux supérieur de l’impôt ne descendit jamais au-dessous de 70 %. » Et l’économie américaine a très bien fonctionné, sans avoir besoin de s’endetter…

4. Lutter radicalement contre les paradis fiscaux

Un rapport du Parlement européen estime que la fuite vers les paradis fiscaux provoque un manque à gagner fiscal de l’ordre de 1 à 1,5 % du PIB pour chaque État membre. En France, c’est une perte annuelle de 20 à 30 milliards d’euros. Plutôt que d’imposer aux peuples des plans d’austérité qui aggravent la crise, l’État doit déclarer la guerre aux paradis fiscaux. Toutes les entreprises doivent rendre des comptes sur leur activité pays par pays et déclarer l’existence de filiales dans des paradis fiscaux ou des centres offshore.

L’État et l’ensemble des collectivités locales ne doivent plus accorder aucun marché public à une entreprise qui a des filiales dans des paradis fiscaux et qui échappe ainsi aux impôts, lesquels financent l’école, la santé, la police, les retraites…

Il faut transposer au niveau européen l’apportionment existant aux États-Unis, qui oblige chaque entreprise ­transétatique à déclarer sa masse salariale, son chiffre d’affaires et ses investissements État par État. Son niveau d’imposition est alors calculé en fonction de ces trois paramètres et non plus sur le seul profit déclaré, systématiquement transféré dans les zones intéressantes.

5. Négocier un autre
partage du temps de travail

33,7 heures de durée moyenne aux États-Unis ; 31,4 heures aux Pays-Bas ; 30 heures en Allemagne… Il faut en finir avec les faux débats : si l’on intègre les gains de productivité colossaux réalisés dans toutes nos économies depuis quarante ans, le débat n’est plus « pour ou contre la RTT ? » mais plutôt « quelle RTT ? ». Organisée par le marché (précarité, stress et concurrence permanente) ou par le débat, le référendum et la négociation ? La réduction du temps de travail est devenue un sujet tabou, mais plus de 400 entreprises sont déjà passées à la semaine de quatre jours (32 heures) sans augmenter d’un euro leurs coûts de production et en créant massivement des emplois.

En 1997, une étude du ministère du Travail estimait qu’un mouvement général vers les quatre jours pourrait créer 1 600 000 emplois. Comment financer une telle réduction du temps de travail ? En activant les dépenses de chômage, comme le propose la CFDT depuis vingt ans, on peut financer les créations d’emplois sans nuire à la compétitivité des entreprises.

6. Imposer des normes sociales
et environnementales

Aux logiques de dumping social, de recherche de boucs émissaires et de conflit, il est urgent d’opposer un sursaut de coopération et de justice sociale. Avant d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Chine a signé 22 conventions sociales à l’Organisation internationale du travail mais elle n’en respecte quasiment aucune.

Le nombre de personnes occupant un emploi en Allemagne a atteint un record en 2011 : en moyenne, plus de 41 millions de résidents travaillaient l’an dernier, et le taux de chômage est passé sous la barre des 7 %. Le pays, qui a connu en 2009 une crise économique deux fois plus grave que celle de la France, a accentué son programme public de réduction du temps de travail, nommé Kurzarbeit (travail réduit). Ainsi, moyennant un engagement de l’employeur de réduire le temps de travail pour maintenir ses emplois, l’État verse un complément de revenu aux salariés affectés. Certes, ce programme ne réduit pas la précarité salariale, mais il a concerné 1 500 000 salariés qui, en moyenne, ont baissé de 31 % leur temps de travail. De quoi mettre à mal l’idéologie du « travailler plus ».
En 1944, avant de convoquer le sommet de Bretton Woods, qui va reconstruire le système financier international, Roosevelt organisait le sommet de Philadelphie, qui adoptera comme priorité absolue le respect d’un certain nombre de règles sociales : « Le travail n’est pas une marchandise. […] Il n’y aura pas de paix durable sans justice sociale », affirmaient Roosevelt et les autres chefs d’État avant de définir des règles sur les salaires, le temps de travail et le partage entre salaires et dividendes…

En participant à un nouveau sommet de Philadelphie, la Chine et les autres pays à très faibles salaires peuvent éviter la mise en œuvre de mesures immédiates de protectionnisme en Europe et aux États-Unis, mais ild doivent s’engager à respecter enfin normes sociales et écologiques. L’Europe doit annoncer que, sinon, elle établira d’ici quatre ans des taxes aux frontières, afin de rétablir les conditions d’un échange juste.

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