Soroca, ville « romantique »

D’où viennent ces grands voyageurs stigmatisés partout ? À quoi ressemble leur vie quand ils sont « chez eux » en Moldavie ?

Jennifer Austruy  • 5 juillet 2012 abonné·es

Soroca, capitale régionale du nord-est de la Moldavie, là où le fleuve Dniestr dessine une frontière avec l’Ukraine. Perchées sur une colline, des maisons monumentales, rivalisant de luxe et de fantaisie, toisent les demeures faméliques situées dans la ville en contrebas. Ici, les fantasmes architecturaux les plus ubuesques se réalisent, Beverly Hills à la Kusturica. Pagode chinoise, imitation de la Maison Blanche, palais gréco-romain… La taille et l’exubérance sont sources de compétition. « Si le voisin a construit deux étages, il m’en faudra trois », explique Vassiliu, au sourire d’or malicieux. « C’est un peu puéril mais c’est notre culture. Un homme n’est pas un homme si sa maison n’est pas la plus majestueuse. » La sienne, copie presque conforme du théâtre Bolchoï de Moscou, nargue un château de Cendrillon de l’autre côté de la rue.


Dans ce quartier surnommé « la Colline des Tsiganes », vivent les mieux lotis, dont Artur Cerari, le baron des Roms de Moldavie. Ce titre de noblesse héréditaire ne lui offre pas d’avantage particulier mis à part d’être devenu une attraction touristique à lui tout seul. Il sait se parer d’excentricité et pour quelques euros joue la comédie du souverain. Il montre aux touristes cette carcasse de voiture qui serait un cadeau de feu Leonid Brejnev et leur expose son projet d’une université de « romanologie ». « Bientôt, je serai couronné baron de la CEI », annonce-t-il sans ambages [^2].

Difficile de discerner le vrai du faux dans les discours qu’il assaisonne d’accents princiers sous sa longue barbe à double pointe. Le patriarche, ce jour-là, a laissé ces apparats royaux au vestiaire. Le ventre bedonnant moulé dans une simple chemise à carreaux, il arbore une veste de pêcheur. Sa maison, elle, n’est pas la plus vaste, mais elle domine toutes les autres. Imposante bâtisse cubique, elle semble avoir été posée là par une main extravagante : trois étages en brique rouge, une trentaine d’arcades dignes d’un cloître du XIIIe siècle et un balcon avec vue imprenable sur la ville. Les atours de l’homme et de sa demeure ne laissent pas deviner l’hébétude qui saisit le rare chaland gadjé  [^3] invité à entrer. Du vide. Comme si un tsunami avait emporté tout le mobilier. Seule une collection de chinoiseries en porcelaine habille ces pièces nues. Au sol, sur des tapis vieillissants, des habits en tas. Au plafond, des moisissures dont Artur Cerari s’excuse d’un sourire gêné. Au dernier étage, des vitres brisées, des matériaux de construction.


François Morel relevait en 2010 dans une chronique 2010 sur France Inter : « Les “Romanichels” sont devenus des “Romanos”, qui sont devenus des “Roms”. Un jour, on dira des “Ro”, et puis des “Rr”, et puis on n’aura même plus besoin de les prononcer parce qu’ils se seront éteints. » Il convient cependant de ne pas qualifier tous les « gens du voyage » de Roms. Tour d’horizon des principaux groupes :

  • Roms : les Roms, les Domani et les Lomani sont les trois groupes qui composent les Tsiganes. Rom signifie, en romani, homme. Il fut adopté lors d’une renaissance du mouvement rom illustré par le premier congrès mondial de l’Union rom internationale en 1971. Le but était de lutter contre les discriminations et les préjugés induits dans d’autres appellations choisies par des groupes extérieurs à la communauté.

  • Gens du voyage : seul un tiers des Roms correspond à cette catégorie administrative. Les deux autres tiers se sont sédentarisés ou semi-sédentarisés. Les gens du voyage ne se limitent pas aux Roms : les forains en font notamment partie.

  • Tsiganes : ce terme est perçu comme péjoratif, du moins dans les pays de l’Est. Il rappelle bien souvent les persécutions dont ces groupes furent victimes.

  • Bohémiens : les premiers Tsiganes arrivés en France étaient originaires de la Bohème. Ce terme fut par la suite chargé de consonances folkloriques par la littérature romantique.

  • Gitans : cette appellation est fondée sur une mauvaise interprétation historique de l’itinéraire des Roms et suppose que les gitans viendraient d’Égypte (Ægyptanus en latin). Très présents dans le Sud de la France, ils y sont désormais sédentaires.

  • Manouches : ce mot vient du tsigane mnouch, qui, comme rom, signifie homme, mais peut également désigner la moustache que portent la plupart d’entre eux. Les Manouches vivent principalement dans le nord de la France et sont connus pour leur contribution au jazz, initiée par Django Reinhardt. Comme les Gitans, ils ne se reconnaissent pas tous dans le peuple rom.

Au « royaume des Roms », il suffit d’y regarder à deux fois pour percer le mirage de l’opulence. De loin, la communauté a des airs d’arrogance ; de près, elle apparaît dans le dénuement le plus total. Une fois la poudre aux yeux dispersée, on découvre que la plupart de ces palais kitch sont en cours de construction depuis des années ou tout simplement inhabités, et que les rues du quartier sont désertes. Mais où sont les Roms de Soroca ? « En Russie ou en Europe, pour le travail », explique Maria, cheveux noirs relevé en chignon, croix orthodoxe autour du coup et longue jupe balayant les cailloux. « Mon mari travaille à Moscou, je suis revenue pour voir mes parents, mais il va bientôt falloir que j’y retourne pour m’occuper des enfants, de la maison. » Maria ne travaille pas. Elle n’a jamais travaillé. Les femmes, le plus souvent mariées à 14 ans, s’occupent du « domestique » et personne n’y trouve à redire.   « En France, les femmes sont trop libres », dit-elle. C’est ainsi que l’on pense en terre rom. En mélangeant roumain et russe, elle précise. « Ici, il n’y a pas d’emploi, même les gadjés émigrent, nous revenons chez nous seulement pour célébrer les mariages, souvent aux printemps. »


Ce que Maria, pudique, omet de dire, c’est que même sédentarisés depuis plusieurs siècles, les Roms de Moldavie gardent une mauvaise réputation. Dans un pays où le salaire moyen de 100 euros ne permet pas de vivre, la tendance n’est pas à l’intégration d’une minorité mal-aimée. Officiellement, les rapports dénombrent environ 20 000 Roms sur le territoire, mais les leaders de la communauté, eux, avancent le nombre de 250 000, soit 7 % de la population. L’énorme différence s’explique par l’émigration, mais surtout par la gêne que certains éprouvent à être identifiés comme Roms. La majorité d’entre eux cachent leur origine pour augmenter leurs chances de trouver un emploi.
Liviu, le ventre rond, le visage poupin, assis à la terrasse d’un café, lève la tête vers « la Colline des Tsiganes » et lâche d’une moue dégoutée : « Leur argent provient très certainement de la vente d’armes ou de drogues, sinon comment pourraient-ils se payer des maisons pareilles ? » Sacha, en baissant la voix, surenchérit :  « Ces gens-là n’ont aucune valeur mis à part celle de l’argent, ils ne savent pas vivre d’activités honnêtes. »

Globalement, les Roms inspirent animosité et méfiance, au mieux de l’indifférence. Pourtant Lilia, tout comme Maria, Artur et Vassiliu, atteste la main sur le cœur : « Nous ne sommes pas des voleurs, nous vivons de la vente de vêtements et de ferrailles, nous sommes un peuple de commerçants. » Alla Marin, avocat et président de Tarna Rom, organisation chargée de tisser un lien entre la communauté et le gouvernement, soupire : « Le premier obstacle pour trouver un emploi, c’est notre visage, ensuite vient notre nom… Découragés, les hommes ne cherchent même plus. »


Ruslan Stanga, dont l’ONG Ograda Noastra promeut la scolarisation, justifie la difficulté d’intégration par le manque d’éducation : « C’est plus à cause de leur manque de qualification que de la discrimination qu’ils ne parviennent pas à trouver un emploi en Moldavie. Malheureusement, les parents ne perçoivent pas la formation de leurs enfants comme une priorité, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture n’est pas valorisé. ». Il ajoute : « D’un point de vue philosophique, je pense que les Roms ne se mélangent pas par crainte de voir la communauté se désagréger. Après des siècles de discrimination et de rejet, nous avons développé une forte identité de groupe, seul moyen de nous protéger. Certains Roms redoutent qu’en intégrant la société moldave, leurs valeurs et leurs traditions ne disparaissent. »
 Tous, pourtant, demeurent optimistes. Le dialogue avec les pouvoirs publics progresse : « Même si concrètement rien n’est fait, le discours des politiciens change et devient plus tolérant », observe Ruslan. « Nous avons également mis en place un réseau de médiateurs pour faciliter la concertation dans les villages entre Roms et non-Roms. » Marin Alla, lui, anime deux émissions, une à la télé, l’autre à la radio en langue romani, sous-titrée roumain. « Oh, seulement une demi-heure par mois, mais c’est un début. »


La solution, tous en sont persuadés, passe par une meilleure connaissance de la culture et des attentes de chacun. Les reportages de Marin donnent la parole aux Roms et témoignent de leur mode de vie. Il souhaite de cette manière dédiaboliser leur image aux yeux des Moldaves et espère qu’ils pourront un jour prochain être considérés dans leur propre pays comme des citoyens à part entière.
En attendant, les habitants de Soroca accueillent l’étranger avec chaleur, offrent du thé, un repas, parfois même un petit verre de cognac maison. Ils deviennent leurs propres ambassadeurs et espèrent que le voyageur qui s’aventure sur leur colline rapportera chez lui une image positive. Lilia, 70 ans, la tête enserrée dans le traditionnel fichu fleuri dont s’échappent quelques mèches frisottantes, insiste : « Tu leur diras que je t’ai offert des œufs, tu leur diras que les Roms ne sont pas mauvais. »


[^2]: La Communauté des États indépendants est une entité composée de 11 des 15 anciennes républiques soviétiques, mais dépourvue de personnalité juridique internationale.

[^3]: Non-Rom en langue romani.

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