« Un alarmisme démesuré »

Selon Pierre Tartakowsky, la dramatisation autour des caricatures de Charlie Hebdo envoie un message malsain à l’opinion.

Florent Lacaille-Albiges  • 27 septembre 2012 abonné·es

Caricatures sur l’islam dans Charlie Hebdo, vidéo islamophobe, interdiction de manifester… Pierre Tartakowsky revient sur la question de la liberté d’expression.

Quelle est votre réaction aux événements provoqués par la publication par Charlie Hebdo de caricatures sur l’islam ?

Pierre Tartakowsky : Je suis stupéfait par l’orchestration de l’émotion autour de ces caricatures. Je trouve sidérante l’attitude des médias autour des réactions dans le monde musulman. Sidérante également la mobilisation du gouvernement français, qui prend une dimension alarmiste démesurée. Et je trouve grave l’interdiction des manifestations de protestation contre les dessins de Charlie Hebdo, alors que les demandes ont été faites dans le cadre légal. Quel est donc le problème ? Un journal satirique publie des dessins satiriques. Et comme ils le sont sur un mode délibérément provocateur – je ne pense pas trahir le projet éditorial de Charb en disant cela –, beaucoup de gens se sentent agressés, humiliés et cherchent à le dire. Certains le disent en manifestant, d’autres en portant plainte… On est dans la routine d’un État de droit ! Rien qui motive l’intervention publique du ministre des Affaires étrangères et du Premier ministre. Encore une fois, cette dramatisation est étrange. De la même manière, interdire une manifestation participe d’un raidissement malsain. Le message qu’on envoie à l’opinion publique est que, décidément, on ne peut pas laisser manifester les musulmans parce qu’ils sont violents et « pas comme nous ». C’est un traitement singulier, discriminant, et qui aboutit à discréditer les fonctionnements républicains.

Que pensez-vous de la publication de ces caricatures ?

La publication de ce numéro de Charlie Hebdo se situe dans le cadre d’une liberté de la presse sur laquelle il n’est pas question de revenir. Et qui, je le souligne, n’a jamais été mise en question. Mais la liberté de penser et la liberté d’expression n’excluent pas un niveau de responsabilité et d’exigence sur ce qu’on met sur la place publique. De ce point de vue, le numéro de Charlie Hebdo se situe très en dessous de la ligne de flottaison. Quand ce magazine critique les fondamentalistes musulmans, je ne suis pas choqué. L’anticléricalisme a une riche histoire dans notre pays. Le problème, c’est que ce numéro s’en prend à la religion musulmane d’une façon générale, dans toutes ses composantes, ainsi qu’à la religion juive d’ailleurs. C’est beaucoup moins plaisant. Si l’on nourrit l’imaginaire des Occidentaux de clichés qui transforment les musulmans en gens intolérants et violents, et si l’on alimente chez les musulmans l’idée que les Occidentaux sont des pornocrates imbéciles et méprisants, il va finir par se passer quelque chose qui sera désagréable pour tout le monde. Charlie Hebdo a parfaitement le droit de le faire, mais cela ne m’empêche pas, en tant que militant luttant contre les discriminations, le racisme, la xénophobie et l’islamophobie, de jeter un regard très critique sur ce numéro.

La liberté d’expression permet-elle de tout dire ?

Dans le cadre de la législation actuelle, qui interdit l’incitation au meurtre et à la haine raciale, elle le permet d’un point de vue juridique. Mais, d’un point de vue citoyen, on peut attendre de la presse qu’elle éclaire les débats au lieu de les obscurcir. Charlie Hebdo est certes un journal satirique, mais on peut être satirique et éclairer les débats plutôt que de renforcer les clichés. De ce point de vue, je ne sépare pas ma critique de Charlie Hebdo de celle du Monde, lorsqu’il titre « Le monde musulman s’enflamme ». C’est un journal qui nous avait habitués à plus d’exactitude et de mesure. Pour le moment, le monde de l’islam ne s’est pas enflammé. Il y a quelques milliers de manifestants qui expriment leur colère. Mais il y a eu très peu de violences, même s’il y en a eu trop. Et certaines d’entre elles, je pense par exemple à la démonstration de force du Hezbollah, avaient un tout autre objet. De même, l’attentat contre l’ambassadeur américain en Libye est un drame, mais on peut penser que sa réussite traduit un savoir-faire et une préparation sans grand rapport avec la vidéo l’Innocence des musulmans.

Doit-on user de la liberté de la presse en tenant compte du contexte ?

L’argument du contexte n’est pas bon parce qu’il est relativiste. Il pose l’idée qu’on devrait limiter la liberté d’expression en fonction d’un contexte. Or, dans ce cas, on sait ce qui se passe : le contexte est toujours négatif, et la liberté d’expression devient soumise à ajustements permanents. Le principe de la liberté d’expression est intangible. Mais la liberté d’expression n’a de valeur que si elle s’accommode de la liberté de critique. Je suis prêt à me battre pour que Charlie Hebdo puisse publier ce qu’il veut… mais sans renoncer au droit de critique. Or, ce numéro est critiquable parce que, loin de s’en prendre à une vision religieuse sectaire, c’est la liberté de conscience qu’il vise.

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